Pissarro, la nature heureuse

Ce sont, réunies, vingt années passées à observer, contempler, surveiller, aimer en somme la source même de son inspiration, c’est-à-dire le passage des saisons, la fuite utile des jours, la vie rurale loin de la vitesse urbaine d’alors, le ciel au-dessus des champs, la gelée blanche sur l’herbe, l’animation venant des activités rustiques. Cette succession régulière et renouvelée du temps et des travaux agricoles fait de la campagne qui environne Camille Pissarro (1830-1903) une suite ininterrompue d’images toujours nuancées, jamais fixées. Les effets de neige en hiver, les meules au soleil couchant, le printemps sur la prairie, la cueillette des pommes en automne, tout l’intéresse, rien ne l’indiffère. Ses enthousiasmes comme ses émotions, il les fait circuler ou plutôt glisser de son regard vers la toile.

 

Eragny est au centre de ses parcours et de ses idées, qui traduisent aussi l’intérêt du peintre pour la dimension sociale. On marche à ses côtés tout autour du village normand, jusqu’à Gisors, Bazincourt, vers les coteaux qui encadrent l’Epte. Puis on revient dans la grange, convertie en atelier. La famille habite la maison « de plan carré, en briques avec chaînages d’angles et encadrement de fenêtres en pierres de taille. La toiture est couverte d’ardoise ». Les existences humbles et laborieuses des cultivateurs sont traitées à la mesure de son amitié pour eux. Près de quatre cents peintures seront réalisées dans ce lieu qui n’a pas bénéficié de l’aura du site voisin, autrement célèbre, Giverny. Car si Monet est en effet proche, l’ambiance de sa demeure est différente. « L’humble et colossal Pissarro », selon les mots de Cézanne, aura noué des relations avec de nombreux autres peintres, que ce soit Corot, Manet, Daubigny, Seurat, Guillaumin, Gauguin.

 

Il est admis que Pissarro est un anarchiste. Certes, mais pour lui, avant tout, l’art est anarchisme « quand c’est beau et bien » dit-il. Octave Mirbeau, qui est un de ses proches, estime qu’il est d’abord un révolutionnaire. Dans un article daté du 1er février 1892, Mirbeau note que « le paysage…tel que l’a conçu et rendu M. Camille Pissarro c’est-à-dire l’enveloppement des formes dans la lumière, c’est à dire l’expression plastique de la lumière sur les objets qu’elle baigne et dans les espaces qu’elle remplit, est donc d’invention toute moderne ». L’écrivain relève également que l’artiste est un « travailleur infatigable et pacifique, un chercheur éternel du mieux...en dépit des difficultés qui accompagnèrent sa vie, un homme heureux ». En 1868, dans un texte qu’il faudrait citer en entier tant il pénètre loin dans l’esprit et l’œuvre de Pissarro, Zola pour sa part estime que « les toiles de Camille Pissarro paraissent d’une nudité désolante…L’artiste n’a de soucis que de vérité, que de conscience…il y a un homme en elles, une personnalité droite et vigoureuse, incapable de mensonge ». De l’impressionnisme à la modernité, la peinture lui doit beaucoup.

 

Clochers jardins, maisons, tout en offrant des perspectives construites, l’horizon ne s’étend pas à l’infini ici, pour que la poésie soit proche, pour que les travaux de la campagne soient partagés de près. Selon une méthode à laquelle il a souvent recours, Pissarro cadre les scènes en prenant un peu de hauteur, comme on le voit avec ces paysans réunis sous un arbre étendant ses branches au sommet du tableau (La Cueillette des pommes à Eragny), une huile sur toile toute de lumière filtrée de douceur pour laquelle Pissarro a exécuté une vingtaine d’études préparatoires. L’œuvre a été achetée le 18 mars 1888 par l’intermédiaire de l’agent de Pissarro à l’époque, Théo Van Gogh. Au fil des années, la manière de Pissarro évolue. On sait combien il a participé avec Seurat à l’élaboration de la technique pointilliste, le point devenant « un point de lumière ». Pissarro écrit Richard Brettell est « littéralement obsédé par les aspects techniques de son travail », ce qui aboutit à ralentir sa production. Mais il saura se dégager des contraintes du néo-impressionnisme, grâce à l’aquarelle et au dessin, les arts graphiques jouant un rôle important pour lui comme le prouvent les nombreuses feuilles exposées. Il fait valoir dans chacune son talent de dessinateur, utilisant aussi bien l’encre brune, l’encre de Chine, les lavis gris et blanc, la craie noire, plaçant dans un espace restreint des silhouettes de paysans qui évoquent parfois celles de Millet, autant de petites compositions vivantes dénotant un sens aigu de l’observation. Pissarro qui avait déjà exposé en 1892 cinquante tableaux chez Durand-Ruel, exposera à nouveau quarante-deux tableaux dans cette galerie en 1901 qui suscitent les éloges d’Emile Verhaeren. Parce qu’il est clair qu’ « à Eragny, Pissarro regardait le paysage ». Ces pages qui accompagnent l’exposition du musée du Luxembourg montrent bien que cette nature retrouvée est aussi une nature heureuse.

 

Dominique Vergnon  

 

Richard R. Brettell, Allan Antliff et al. Pissarro à Eragny, la nature retrouvée, éditions Rmn - Grand Palais, 212 pages, 185 illustrations, 25x22,5 cm, mars 2017, 35 euros.  


www.museeduluxembourg.fr; jusqu'au 9 juillet 2017

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