Regards sur une Amérique, en plus et en moins

Sur le long mur de photos s’alignent d’une part des celebrities qui ont marqué la période,  responsables politiques, leaders d’opinion, vedettes de cinéma, intercalées avec des événements extraordinaires et des faits mémorables. Au hasard, on repère JF Kennedy, Walt Disney, Martin Luther King, Neil Armstrong tout en blanc foulant la terre grisâtre de la lune, les tours de Manhattan en flammes. D’autre part, au gré de tableaux, on découvre des visages d’inconnus dont les artistes ont voulu fixer les traits : une jeune femme nue sur un tabouret peinte par Andrew Wyeth, deux hommes assis sur un banc rouge 116th Street (huile sur bois de Daniel Greene), un passant coiffé d’un chapeau fumant dans une rue de New York (épreuve gélatine de Lee Friedlander).

Œuvre symbole de ces moments qui semblent vides de vie mais que le talent d’Edward Hopper sublime, un couple dont le tête à tête n’est qu’un pesant silence dans un restaurant élégant renvoie sans cesse vers le futur le moment du partage. En fond sonore, on peut entendre des airs qui, du blues au rap, donnent le la à la visite. La musique de Billie Holiday, Elvis Presley, Frank Sinatra ou Stephen Griffith sert en effet d’accompagnement et rythme le tempo de ces rencontres. Le contexte est cadré, quel que soit les angles par lesquels on l’aborde. Présentée ainsi, l’Amérique se partage en deux mondes qui se côtoient sans s’unir jamais.

On s’interroge ? Les plus équilibrent-ils les moins, les lumières dominent-elles les ombres, le positif l’emporte-t-il sur le négatif ? En face de la richesse, de l’abondance, de la bonne santé qui se manifestent ostensiblement, que ce soit dans le ranch où Richard McLean exhibe un éblouissant étalon, dans cet instant d’intimité familiale luxueuse que vivent les Forbes, dans ces milliers de produits et ces centaines de journaux dont la publicité vante les qualités, la pauvreté, l’absence, la maladie s’étendent non moins visiblement, dans cette ferme abandonnée, parmi les usines et les carrières, chez ces travailleurs fatigués, dans déchets accumulés. 

De 1945 à 2017, autant modèle que contre exemple, tentation autant que rejet, l’American way of life, se déplie, se déploie se dévoie. Les deux dates qui bornent cette exposition ont été choisies intentionnellement. Elles ont en héritage la Grande dépression, elles sortent d’une conflagration mondiale, elles incluent les bouleversements de multiples conflits à l’extérieur, elles épinglent les affaires du Watergate, elles gèrent la guerre froide, elles ressentent les tensions raciales, elles impliquent Donald Trump. Parce que bien ou mieux placés que d’autres, les artistes identifient, assimilent, accumulent vite ce qui sera à la source d’une œuvre. Ils saisissent d’un coup les forces et les failles du quotidien, les traduisent en couleurs vives et en formes nettes qui constituent cette longue suite de ce qui apparaît comme des résonances visuelles. Dévoiler, révéler, dégager, interpréter la réalité, voilà leurs intentions. En parallèle au réalisme et l’hyperréalisme qui s’observent partout, l’abstraction participe au jeu de désignation, de compréhension ou de dénonciation du mode de fonctionnement de l’univers américain.

Les sujets défilent, histoire, paysages, gens, nature, mœurs, villes, prétextes à traiter les questions essentielles que l’art n’élude pas. Toiles, clichés, vidéos donnent un sens aux maux terribles quand les mots seulement les désignent. C’est la drogue vue par Edward Melcarth, la mafia épiée par Vija Celmins, la violence condamnée par Jacob Lawrence, la prostitution examinée par Raphael Soyer, le sida contemplée par Peter Hujar. Leurs transcriptions sur la toile prennent un aspect dramatique, drôle, surprenant, effrayant. Revers triste des métropoles, l’anonymat social inspire Stone Roberts décrivant la foule qui se presse indifférente dans l’immense hall de Grand Central Terminal et Robert Birmelin brossant les passagers courant dans les couloirs du métro de New York, personne ne saluant plus personne ni même voyant l’autre.

Etrange équation que ces observateurs du rêve américain posent lorsque le constat montre que la consommation matérielle est inversement proportionnelle à la satisfaction personnelle.  Culture contre sous culture, plénitude contre solitude, la demeure victorienne dans le New Hampshire vue par Dee Shapiro est loin des  maisons de Spanish Harlem colorée par Alice Neel. Les extrêmes ne se rejoignent pas, ils s’additionnent et mettent en commun ce qui fait la nation, la fierté d’y vivre, la capacité de l’accueil, le mirage possible de la réussite, les marginaux, les échecs de la modernité et les oubliés. Un survol de l’Oncle Sam au Black Panther Party !

En unissant leurs savoirs et leurs moyens, voisins mais situés dans deux pays distincts, deux musées explorent et documentent les méandres de l’Amérique contemporaine en tentant d’en présenter tous les ressorts cachés. Voilà une occasion à saisir pour découvrir ces deux lieux, Assen et son musée qui remonte à 1854, Emden et le sien créé par Henri Nannen, fondateur de la revue Stern.

Pour être au départ une vision européenne, cette vaste exposition divisée en deux parties complémentaires invite à suivre un parcours qui au final est balisé par les repères fondamentaux de la diversité américaine dont les artistes choisis - il est difficile de les citer tous - sont à l’évidence les miroirs. Ils ont cherché à comprendre et à traduire les audaces et les énergies, les craintes et les déficiences du melting pot. Le constat est net, ni songe vide ni cauchemar total, partant de ce qu’on appelle les opportunities le rêve est pour chacun un seuil à franchir. Vers le meilleur ou le pire. Le musée d’Assen aux Pays-Bas et de Emden en Allemagne se rejoignent pour offrir un panorama inédit et intéressant de ce rêve.  

Dominique Vergnon

Annemiek Rens, Antje-Britt Mählmann et al., The american dream, american realism 1945-2017, 25x29,5 cm, nombreuses illustrations, www.wbooks.com, octobre 2017, 212 pages, 24,95 euros.

www.drentsmuseum.nl; kunsthalle-emden.de ; jusqu’au 27 mai 2018   

                                                                                            

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