Le réalisme décalé de Séra

Séra trop souvent ostracisé par une critique de B.D. vieille de quarante ans et qui pense encore que pour dessiner bien il faut penser mal sera l’invité vedette de la « Quinzaine de la Bande Dessinée » de Saint Jean de Maurienne dont la commissaire d’exposition est la plasticienne et historienne de la photographie Elisa Fuksa-Anselme.

 

Le dessinateur et peintre est né au Cambodge en juin 1961 d’une mère française et d’un père khmer. En 1975 lorsque les Khmers Rouges entrent à Pnom Penh accompagné de sa mère et de sa sœur il trouve refuge à l’ambassade de France et quitte sa terre natale pour la France. Son père ne pourra les suivre. Il ne le reverra pas. Avant ce drame et dès sa prime enfance Séra éprouve confusément un sentiment d’étrangeté : il vit entre fiction et réalité. La première est une sauvegarde. Le futur l’artiste l’alimente des bandes dessinées (Tintin et Spirou auxquelles ses parents l’ont abonné). Ces B.D. deviennent  stricto-sensu une nourriture puisqu’il lui arrive d’en manger des morceaux… Mais très vite  il les découpe et devient « monteur » de ses propres albums.

 

Peu à l’aise avec l’appréhension conceptuelle du monde qu’il reçoit au lycée français de Pnom Penh  il écrit à ce propos : "Je me souviens qu’apprendre les saisons : le printemps, l’été, l’automne, l’hiver,  pour moi, c’était abstrait. Je trouvais alors les réponses à mes questions dans les bandes dessinées qui me révélaient cette autre réalité, celle de l’Occident." Habité d’un sentiment « léthéené du monde, en Orient il éprouve la nostalgie d’un monde qu’il ne connaît pas encore, en Occident il souffre d’un arrachement. D’où le sentiment d’une errance qui parcours son oeuvre.


En France Séra devient un lecteur du magazine « Kiosque » et il publie ses premières images dans la revue Circus. Travaillant comme veilleur de nuit, il publie son premier album, « Lady Mage Kane »  avec François Borderie. Titrulaire d’un DEA d'arts plastiques il va bientôt enseigner le BD et la narration visuelle. En parallèle à ses emplois nourriciers  il dessine, peint, sculpte, grave. Peu à peu ses albums s’affirment :   « Impasse et rouge »,  « Antichambre de la nuit », « L'Eau et la terre » et surtout «  Mon frère le fou » (Chez Futuroplis en 2009). Le Cambodge revient régulièrement dans ses œuvres. Mais ce n’est pas jamais un  Cambodge solaire et exotique. Les images restent nocturnes.

En 2012 l’artiste fait une « exception à la règle. Exit le pays natal. L’artiste crée une transposition graphique d’un document sur le quotidien des policiers en France à partir du livre de l’ancien lieutenant de police Bénédicte Desforges « Flic ». Il découvre dans ce récit une honnêteté qui le touche. Animé d’un esprit d’éthique depuis toujours l’artiste trouve dans ce document ce qu’il cherche à transcrire dans son art : une capacité à se frotter au réel, à restituer la dimension véritable des existences.

 

Celui qui avait une peur bleue des uniformes et ressentaient à leur égard une aversion  (« Quand j’étais enfant, j’avais très peur des pompiers. Et plus tard, je changeais de trottoir quand j’apercevais un policier, c’était de l’ordre du réflexe ») a pu apprivoiser sa phobie, aidé  par sa « scénariste » pleine d’une verve qui contraste avec la réserve de l’artiste.

Séra a choisi uniquement certains des récits du livre original : ceux qui se déroulent à Paris. Et ce par souci de cohérence plastique. Ne pouvant avoir un accès direct aux sources policières il a photographié les policiers dans la rue au fil de ses déambulations urbaines. Peu à peu il a compris l’intensité et l’investissement inhérent au métier de flic : « on l’est 24 heures sur 24. Exactement comme auteur de bande dessinée » précise-t-il..


Le dessinateur prouve qu’on peut faire de la bonne B.D avec de bons sentiments. Il est donc à l’envers de l’époque. Sa manière de dessiner est d’ailleurs en rapport avec son éthique. Par souci sinon de vérité du moins de réalité Séra ne force jamais le trait et refuse la caricature. Cette approche permet paradoxalement de découvrir un certain nombre de plis cachés à travers des BD qui rendent un peu moins incohérente la condition d’exister.


C'est là la leçon d'un plasticien qui fait toujours entrer ce que nous nommons "le réel" dans le lieu de l’insécurité. Il permet de la faire découvrir à travers les couleurs - arpents de lumière arrachés à l'obscur - pour l'apprivoiser. Car sous la peur de vivre couve toujours d'existence incandescente. Pour autant chez Séra tout reste de l'ordre de la retenue. Le désir de présence refuse l'équivoque même si dans la façon de dessine demeure des  tremblements discrets. Ils semblent ceux de voix éteintes, de voix de l'autre rive. Chacun de ses albums représente ainsi une suite d'instants qu'on partage autrement qu'en voyeur.


Quant à "Flic" il devient une chronique de celui qui à cheval sur deux mondes se trouve sinon sans milieu du moins assis entre deux chaises. Il a trouvé les images pour suggérer ce sentiment exogène  en « imageant »   des vies qui si elles ne confondent pas avec l'existence de l'artiste crée – ici dans le quotidien  mais dans d'autres albums dans un songe - une mythologie. Elle pose la question de l'écriture graphique et  son enracinement. 


Dans la simplicité de la texture de son écriture plastique Séra ne veut  ni distraire, ni instruire mais donner des lumières là où les êtres ne finissant jamais d’errer. L’ariste sait bien sûr que la B.D. et la peinture ne possèdent pas le monde mais que l'une comme l'autre peuvent en dessiner d’autres contours. Elle montre aussi combien la réalité d'un homme est toujours autre, elle échappe au pur discours. Un certain réel sort de son obscurité afin de fixer autre chose que ce que l’on sait ou plutôt croît connaître.


Il existe là une monstration de cet insaisissable qui lie l'homme à lui-même et aux autres. A ce titre "Flic" est inconsciemment "programmé" par le travail antérieur de l'artiste. Séra ne se veut pas prophétique. Il a bien mieux à faire que postuler sur l’éternité éphémère. Il se coltine à l'épreuve du réel et de son manque, du quotidien et de ce qu'il cache. Il n'existe donc peut-être à un artiste de tache plus urgente et moins périssable que de dessiner : l'homme des cavernes le savait. Le petit enfant aussi. Donnez-lui des crayons : vous verrez ce qu'il en fait.

 

Jean-Paul Gavard-Perret


Séra, Bénédicte Desforges, Flic, Casterman, août 2012, 96 pages, 18 €.

« Séra », commissaire d’exposition Elisa Fuksa-Anselme, Quinzaine de la Bande-Dessinée, Espace culturel de Saint Jean de Maurienne, (15-30 novembre 2013).

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