Noblesse en terre bordelaise

Autant que le hasard sans doute, le temps quand il est à la fois durée et climat joue ici, beaucoup plus qu’on ne peut l’imaginer, un rôle doublement essentiel. Premier facteur, penser que les racines de la vigne plongent bien au-delà de la surface de ce sol travaillé au cordeau qui se couvre de nappes de verdure à l’époque où poussent les feuilles. Elles s’enrichissent en effet des apports et des retraits millénaires du socle géologique, lorsque les sédiments d’origine marine, les graves, les sables, les glaces et les vents fabriquent littéralement cette terre bordelaise si spécifique. Deuxième facteur, savoir qu’une conjonction entre soleil, pluie, brouillard agit de façon particulière et que l’alternance des saisons permet de traiter la vigne pour ce qu’elle est, une  plante souveraine qui mérite tous les égards de la part de son homme lige, le vigneron. Il sait comment tailler « cette liane débonnaire et fougueuse ». D’une certaine manière, ses coups de sécateur vont aboutir à ce beau liquide rouge ou blanc qui emplit le verre. Entre ces extrêmes, bien sûr, des étapes essentielles qui donnent à ce fruit du travail de la terre et de l’action du ciel toute sa noblesse.

 

Les Romains, ayant l’expérience des cépages italiens, introduisent la vigne autour de Burdigala. Deux mille ans donc que Bordeaux prospère grâce à cette union unique. Le résultat porte des noms connus, des appellations de rêve, des crus fabuleux, il sous-entend des arômes délicats, des bouquets infinis, il implique des savoirs transmis, il offre des moments de plaisir qui se partagent, quand une bouteille est débouchée en famille ou au milieu d’amis. Pomerol, Sauternes, Saint-Emilion, Médoc, Pauillac, Margaux, plus que des lieux, des titres de gloire. On pense alors à ces propriétés qui font partie du rayonnement français, Château Giscours, Château Lafite-Rothschild, Château Beychevelle, Château Haut-Brion, Château d’Yquem, Pétrus. A côté des gestes que les siècles ont rendus précis et francs, une langue spéciale s’est forgée, des secrets se confient, des coutumes se répandent. Les termes descriptifs sont déjà en eux-mêmes une invitation à la surprise, un appel discret à déguster ces vins qui se tiennent, comme le prouvent ces pages superbement illustrées, entre le miracle et le chef d’œuvre.

 

L’histoire est longue et singulière de cette boisson qui, selon les mots de Galilée, « est la lumière du soleil captive dans l’eau ». Au Moyen-Age, la vinification est simple et rustique, les raisins sont foulés aux pieds, la fermentation est brève. Les Hollandais au XVème siècle font faire avec le soufrage des progrès considérables aux pratiques. Le vin ne s’oxyde plus, il peut voyager, ce qui plaît aux Anglais qui apprécient désormais le « new French clairet ». Un ministre qui est aussi chimiste et dont le nom est gravé à la périphérie du premier étage de la Tour Eiffel avec ceux de 71 autres noms de scientifiques, ingénieurs ou industriels qui ont honoré la France de 1789 à 1889, Jean-Antoine Chaptal, a l’idée d’ajouter un peu du sucre au moût pour accroître le degré d'alcool. C’est un saut qualitatif sans précédent. La vigne est aussi une grande dame fragile que les maladies déciment et que la hausse des prix pénalise. La vendange est une étape décisive. Quand le vin est-il « à maturité » pour la commencer ? Décision de portée immense, la grappe noblement pourrie coupée à temps vaut de l’or liquide !

 

 On apprend ainsi au fil des pages des expressions curieuses comme « moduler les remontages », ce que sont les « règes » et le « chapeau », on retient que l’on parle de vin généreux, élégant, de jouvence, de longueur savoureuse, de robe ténébreuse et de corps dense. Car au moins trois sens sont convoqués dans ce partage de bien-être, et l’ouïe l’est souvent avec le bruit du bouchon qui saute.  « La seule arme que je tolère, c’est le tire-bouchon », disait Jean Carmet. Pour chacun des grands crus, l’auteur raconte les origines, relate des anecdotes et fournit des indications précieuses pas seulement pour les œnologues mais pour les amateurs, comme la surface de production, les cépages, les années à boire et à garder. 165 domaines passés en revue. Un livre à lire peut-être un verre à la main, pour goûter les vertus d’un élixir divin. En abuser serait en dégrader l’aristocratie née sur ces terroirs de légende dont le mystère est dévoilé par un connaisseur. Un bon vin se boit comme le voulait avec humour Alexandre Dumas, « à genoux et tête découverte ».

 

Dominique Vergnon

 

Michel Dovaz, Michel Guillard, Bordeaux terre de légende, Assouline, relié, 268 pages, 23,5x 30,5 cm, octobre 2014, 65 euros.

 

 

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