L’or brun de Cuba

« Ça, Monsieur, lorsque vous pétunez, la vapeur du tabac vous sort elle du nez ? ». Cyrano de Bergerac réjouit toujours! Pétuner, un mot oublié, formé à partir de petun ou petyma, terme provenant de la langue amérindienne guarani et désignant la plante du tabac. Beaucoup moins connu que l’ambassadeur Jean Nicot dont le nom a donné nicotine, pourtant hardi explorateur et écrivain talentueux, André Thevet (1516-1590) raconte que lors d’un de ses voyages dans le Nouveau Monde, il voit les Indiens qui « cueillent soigneusement ceste herbe et la font sécher à l'ombre dans leurs petites cabanes. La manière d’en user est telle : ils l’enveloppent, estant seiche, quelque quantité de ceste herbe en une feuille de palmier qui est fort grande et la roulent comme de la longueur d'une chandelle, puis mettent le feu par un bout et en reçoivent la fumée par le nez et par la bouche ».

 

Fabuleuse histoire que celle du cigare qui voyageait « comme un roturier » au XIXème siècle vers l’Europe par paquets de cinquante ou cent, dans des caisses ordinaires avant qu’elles ne soient faites en cèdre. Pour des aristocrates qui avaient l’habitude de placer sur le cigare un petit morceau de papier afin d’éviter que le tabac ne souille leurs gants. En 1845, l’Espagnol Ramon Allones a l’idée de loger les fins et précieux rouleaux dans des boîtes décorées. Il lance la mode de la habilitación, c’est-à-dire l’habillage, qui consiste à appliquer sur les boites des étiquettes polychromes qui au fil du temps deviendront, comme les bagues qui ornent le cigare, de petits chefs d’œuvre.

 

Le cigare a pour berceau une île, Cuba, que Christophe Colomb visite en 1492. Depuis le fond des âges, pas seulement chez les peuples précolombiens, la feuille aromatique permet de communiquer avec les esprits surnaturels, elle soude les membres de la société, elle a des vertus curatives, les marins comme les contrebandiers en savent la valeur. Sa consommation dès le XVème siècle s’est vite répandue à travers plusieurs pays. Mais profitant du savoir des cultivateurs venus des îles Canaries, les planteurs cubains deviennent particulièrement compétents et offrent un produit d’une qualité supérieure. La réglementation devenant plus contraignante, le commerce se développant, les manufactures cigarières acquérant un savoir-faire unique et sans équivalent ailleurs, le cigare cubain s’impose dans le monde. Il bénéficie en plus d’une place particulière. Il fait partie de l’image même du Cubain, de sa personnalité, de la campagne verdoyante et des rues coloniales de La Havane. Marchant derrière sa paire de bœufs, le veguero qui travaille la terre prête à recevoir les semences, fume son cigarro tout comme la rezagadora ou la ligadora, les ouvrières qui classent et pèsent les feuilles dans une manufacture, tout comme Fidel Castro en uniforme, à la tête de l’Etat.

 

Comme le montrent les superbes photos rapprochées, à chaque étape de la chaîne d’élaboration d’un Quintero, d’un Sancho Panza, d’un San Luis Rey, d’un Partagas ou d’un Flor de Juan Lopez, des aptitudes éprouvées sont exigées. Il en va de la propriété des arômes, du temps de combustion, des sensations du palais, des saveurs pour les narines, finalement du plaisir du fumeur. D’où l’importance de la terre, de la sélection des semillas (les graines), de leur juste germination, du séchage des feuilles, de la récolte, de la séparation des gangues, de la fermentation contrôlée jusqu’à cette mythique action du rouleur qui reprend des milliers de fois les gestes ancestraux et dispose de quelques outils presque rudimentaires mais infaillibles, telle cette guillotina qui a la fonction que l’on devine : couper le cigare « à la longueur de la vitole ». On apprend comment travaille le torcedor qui était naguère encore appelé « l’intellectuel du prolétariat », ce qu’est la fameuse capa, à quoi correspond le bonche, que signifient la perilla ou la boquilla. C’est lui qui veille à l’élasticité et évite que « les feuilles de tripe soient vrillées », car pour que l’or brun de Cuba se transforme en un concept de consommation parfait, un moment de légende qui se change en volutes de fumée légère et poétique, pas un défaut n’est admis. Les dégustateurs notent, éliminent, approuvent et certifient. Longue et vivante tradition, minutieuse confection d’un objet rare, livré selon des règles esthétiques codifiées et immuables. Le simple commerce est dépassé. Il s’agit de l’expression d’une identité et d’une culture. Sans y penser bien sûr, celui qui fume le cylindre claro, colorado, maduro ou oscuro, ne rejoint-il pas pour quelques minutes ces lointains Indiens taïnos qui en allumant à une braise semblable assemblage,  rendaient hommage aux dieux de la nature qui les entouraient et les inspiraient ?

 

Après l’histoire, les techniques de fabrication et un abécédaire utile pour comprendre les équivalences linguistiques, cet ouvrage propose un choix averti de havanes légendaires, donne leurs principales caractéristiques et des renseignements pour guider les choix. Certes il s’agit d’abord d’un catalogue mais plus que cela, il ouvre un répertoire de la mémoire. Plusieurs figures célèbres ont eu des relations privilégiées avec le cigare, Hemingway, Hitchcock, Maradona, Churchill, Groucho Marx qui disait que « si vous oubliez une réplique, collez-vous le cigare dans la bouche et tirez dessus jusqu'à ce qu'elle vous revienne ». Tous aimaient ce cérémonial dont Zino Davidoff évoquait les rythmes lents et respectueux. On peut légitimement ne pas goûter cette passion que d’autres partagent. Mais on ne peut dénier à cet artisanat à la fois son origine proprement havanaise et son rayonnement universel. Il suffit de penser à ces vers délicats de Mallarmé, qui fumait régulièrement un cigare :  

Toute l’âme résumée

Quand lente nous l’expirons

Dans plusieurs ronds de fumée

Abolis en autre ronds

 

Atteste quelque cigare

Brûlant savamment pour peu

Que la cendre se sépare

De son clair baiser de feu…

 

 

Dominique Vergnon.

 

 

Charles Del Todesco, Patrick Jantet, Havane, cigare de légende, édition Assouline, octobre 2014, relié, 228 pages, 23,5x 30,5 cm, 60 euros.

 

 

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