Les Effinger : la saga berlinoise pour comprendre le monde

Il ne faut surtout pas s’arrêter au nombre de pages, ni au poids de ce livre – léger comme une plume à lire tant l’architecture est remarquable, infiniment plus lourd pour sa place dans la littérature mondiale – mais plutôt prendre son temps, déjà, celui d’observer en premier lieu la photo de Gabriele Tergit sur le rabat. Un portrait en dit plus long que mille lignes d’introduction quand on détaille ce regard à la fois nostalgique, goguenard et plein de compassion, de sagesse… et d’intelligence. On devine d’emblée que l’on va embarquer pour un grand voyage : pensez, deux familles, quatre générations vont défiler dans ce roman-fleuve, de 1870 à 1948 – entre Le ruban blanc, Cabaret et Les damnés pour ceux qui veulent faire un parallèle avec le cinéma.
Et les pages vont s’enrouler autour de votre doigt, preuve que le page-turner soi-disant inventé aux Amériques est bien une création européenne, voire allemande, et ne date pas d’hier. Il y a quelques petits trucs astucieux dans la nomenclature, entre le polar et la BD avec la fameuse règle de la dernière case, en bas à droite, qui vous pousse à tourner la page, ou ces techniques narratives répétées pour bien ancrer une époque, en insistant sur l'heure, le climat, le lieu... Il y a de la poésie, de la joie, des enquêtes d’opinion, de la sociologie et des idées politiques. On croque les personnages par tous les bouts, les détails ont leur importance. De la campagne à la capitale, des traditions aux codes vestimentaires, de l'éducation des jeunes filles aux rêves romantiques de ces messieurs, de la gestion précautionneuse de la banque d'affaires aux aspirations entrepreneuriales de la nouvelle génération en passant par le goût de l'émigration : ah l'Angleterre qui fait rêver ! Bref, pour un peu on se croirait chez Proust avec ce talent de se glisser dans les esprits des uns et des autres et d'y puiser les failles qui font d'eux des humains derrière leur masque conventionnel de grands bourgeois...
Les Eiffinger prétend sublimer les détails d'un monde révolu et y parvient avec précision et poésie dans des descriptions des tenues et des intérieurs, des bâtiments et habitudes alimentaires. En même temps, le roman raconte l'histoire de personnages caractéristiques de leur époque, au point que nombreux seront celles et ceux à s'y reconnaître. Ce que je souhaiterais, c'est que tous les juifs allemands disent : "Oui, c'est ainsi que nous étions, c'est ainsi que nous avons vécu entre 1878 et 1939", et qu'ils mettent le livre entre les mains de leurs enfants en disant : "Pour que vous sachiez comment c'était".  (Gabriele Tergit, 1948)
Et puis le coup de tonnerre : l’actualité qui s’invite et croise l’essentiel de ce livre. La différence cruciale, fondamentale, entre le monde juif (d'avant, celui de la Mittle-Europa où l'assimilation était une évidence, l'imprégnation des cultures et la force pour la vie spirituelle supérieure à toute quête matérialiste) et l’idéologie sioniste dont plus personne ne veut, aujourd’hui, admettre l’essence xénophobe.

Sauf à lire Sur la frontière, prix RFI-Témoin du monde 2002, de Michel Warschawski – dont je vous recommande chaudement l’étude surtout dans notre société où toutes les fausses informations et la propagande s’invitent tous les jours dans les médias. On vous laissera imaginer s’il était publié aujourd’hui s’il recevrait, ou non, le prix RFI (sic) ou une condamnation pour complotisme aggravé
Voilà donc qu’en page 480, l’on aborde, au sein de cette famille juive laïque l’arrivée du livre de Théodore Herzl, L’État des Juifs, qui prône, sous prétexte de sauver les juifs persécutés en Russie, que tous les juifs aillent vivre en Palestine. Une terre sans peuple, pour un peuple sans terre, on connaît le dicton ; sauf que la Palestine n’est pas vierge de peuplement. Ainsi l’oncle Waldemar qui n’a pas la langue dans sa poche, éructe contre une telle vilenie, étant prêt à aider ses coreligionnaires mais pas à sombrer dans l’abject : Ces gens nous refusent le droit de vivre en Allemagne. Sans compter que le sionisme rejette tout ce en quoi nous croyons. En effet, le sionisme admet l’existence de deux races supérieures, l’aryenne et la juive, mais interdit qu’elles se mixent sous peine de mort (voir les lois raciales édictées par Jabotinsky). L'immense majorité des juifs allemands croyaient au progrès de l’humanité et non au concept de race, œuvraient pour l’éthique et non pour le pouvoir et l’argent (Paul, le neveu qui fabrique des voitures refuse de marger sur les réparations car il ne conçoit pas son métier comme uniquement basé sur le profil).
Et Waldemar de reprendre : La volonté de pouvoir place les hommes au-delà du bien et du mal. Chaque idéologie se considère comme infaillible. Et au lieu de résister au mal, le sionisme fait sien tous les arguments de ce terrifiant mouvement dont on voit les prémisses dans le monde entier. Il mène un mauvais combat. Car du point de vue du sang, du nationalisme extrême, l’antisémitisme a sa raison d’être. […] Je vais te lire un peu de Herzl : "Un drapeau qu’est-ce ? Un bout de chiffon ? Non, avec un drapeau, on mène les hommes où l’on veut, et jusqu’à la Terre promise. Pour un drapeau, ils vivent et ils meurent. C’est même la seule chose pour laquelle ils sont prêts à mourir en masse pour peu qu’on les éduque à cet effet." Et face à la joie de son neveu qui ne comprend pas, il poursuit : Les drapeaux, les chants, les symboles sont des stupéfiants. Droguer les foules c’est de la démagogie. Avec un drapeau on mène les hommes au massacre.
On connaît la suite officielle, d’où l’obligation de lire Warschawski pour comprendre l’ampleur de l’imposture, pourquoi jamais les voies de chemins de fer menant aux camps ne furent bombardées, pourquoi et comment fut instrumentalisé l’après (le déroutant L’industrie de l’Holocauste qui coûta sa carrière à son auteur est aussi à étudier), les relations ambigües entre l'Irgoun du futur Premier ministre Shamir et les SS, l'assassina du comte Bernadotte, émissaire de l'ONU en Palestine, comment se jaugent Ashkénazes et Séfarades (lors de ma venue à Haïfa en 1988 on m'informa de ne pas aller dans tels quartiers car des ratonnades avaient lieu le soir entre juifs), qui était le père de l'actuel Premier ministre israélien, etc. etc. Ainsi Israël est-il piégé par le mensonge originel sur lequel il a été conçu et bâti… avec les conséquences monstrueuses que l’on sait pour le peuple palestinien nié depuis près de 80 ans.
Si toutes les routes mènent à Rome, celle de l’équité passe par Berlin et finit à Jérusalem, mais qui pourra un jour en libérer son accès ?

François Xavier

Gabriele Tergit, Les Effinger – Une saga berlinoise, traduit de l’allemand par Rose Labourie, postface de Nicole Henneberg, Christian Bourgois éditeur, octobre 2023, 950 p.-, 30€

Aucun commentaire pour ce contenu.