Face au visage : regarde-moi, je te dirai qui tu seras

Non point ici une énième histoire du portrait, Itzhak Goldberg est bien trop habile pour plonger dans telle redite, son parcours artistique repose sur une analyse qui puise ses racines dans les premiers portraits de Goya qui, immédiatement après le siècle des Lumières, réalise des portraits qui ne croient plus à la transcendance visible du visage… En effet, désormais il n’est plus question de singer le Créateur : direction la banalité (sic). Ainsi l’on pourra rapprocher Goya et Picasso qui s’affranchissent du beau pour montrer la réalité, et la lecture personnelle qu’ils en font. Les portraits de Goya sont les premiers témoins d’un réalisme où se brouille la majesté iconique des Princes, relève Jean-Luc Nancy. Mis – volontairement ? – dans des positions bancales, ils sont peu convaincants dans leur fonction officielle : ce sont plutôt des imposteurs démasqués qui tiennent mal leur rôle…
À la suite de Goya, vont s’engouffrer maints peintres qui porteront plus leur attention sur le contraste des couleurs, l’harmonie du tableau, que le modèle lui-même : Cézanne osant dire à sa femme qu’il regrette qu’elle ne puisse poser comme une pomme (sic). Rupture donc, la première, entre l’attendu d’un portrait et sa réalisation, mais le temps passant les artistes oseront encore plus avec l’arrivée des mouvements d’avant-garde. Les cubistes vont sérieusement entamer le capital ressemblance (Tant que le corps humain sera considéré en peinture comme une valeur sentimentale ou expressive, aucune évolution nouvelle ne sera possible, Fernand Léger) et les expressionnistes carrément les déformer ! Il faudra attendre les années 1960 pour que le visage recouvre toute sa splendeur. Une révolution, finalement, n’est-ce pas un tour complet, donc un retour au point de départ, en quelque sorte… Il faudra l’insolence du pop-art pour continuer le travail de déconstruction. Pour que tout change il faut que rien ne change, on gratte en surface mais au fond, ce sera toujours le peintre qui aura le dernier mot. Le regardeur ne peut que constater, aimer, rejeter, analyser avec ses outils qui ne sont pas forcément ceux de l’artiste.
Défi qu’Itzhak Goldberg relève avec habileté en nous offrant ce très beau livre magnifiquement enrichi de nombreuses reproductions d’une très grande qualité qui montre une tentative de cadrer cette évolution des portraits, non pas chronologiquement, mais par famille, selon les procédés employés (disparition, effacement, masques, visages sériels, visages hybrides, caricatures)…

Si la peinture est une imitation de la nature, elle l’est doublement à l’égard du portrait qui ne représente pas l’homme en général mais un tel homme en particulier qui soit distingué de tous les autres (…) Roger de Piles, 1767

Si le visage est un message sans code (Levinas), alors pourquoi sommes-nous fascinés par celui de La Joconde qui nous poursuit quelle que soit la position que nous occupons face à elle, et quel but recherchons-nous à toujours vouloir reconstituer le visage des disparus ? Sans doute à cause de la propension à être surchargé de tensions et de projections imaginaires. On distinguera donc portait de visage : le premier découlant d’une sorte de contrat tacite qui stipule que l’on devrait s’approcher le plus possible de la réalité ; le second ouvrant tous les possibles, laissant le peintre libre de ses choix technique et artistique.
Voilà donc notre artiste libéré quitte à oser franchir le Rubicon, bafouer l’interdit de représentation (religions juive et musulman) comme le fit si bien Chagall car au fil du temps les artistes comprirent que la représentation du visage n’était plus un moyen d’apprivoiser la mort, on ne fixe plus pour l’éternité même si le visage demeure encore aujourd’hui le théâtre de déchirements. L’exemple des affiches lacérées d’Ernest Pignon-Ernest à Alger ou de JR sur le mur de la honte, en Palestine occupée.
Visage minimaliste (Giacometti) ou surabondant (Ivan Albright) l’identité est mise à mal, la singularité s’agite comme marqueur, la course à la renommée dévie les parcours de certains quand d’autres persistent à creuser leur sillon jusqu’à la source. À partir de quel moment une forme représentant un visage devient-elle informe et menace-t-elle de se dissoudre en une accumulation de traits ? Et Francis Bacon entre en scène, désintègre l’idée même de portrait avec ses fameux papes hurleurs sous l’influence lointaine de Velasquez, notamment, il est le peintre qui sauve son modèle de l’effacement, mais le sauve de justesse, souligne Philippe Dagen. Puis viendront les auto-portraits et ceux des amis, de Moraes et Leiris, inventions sublimes aux outrances infinies, tortures picturales dignes d’une chirurgie antiplastique. Des personnages qui renvoient à la condition humaine, c’est ce qui nous fait les aimer malgré leurs déformations, au-delà de la magie des couleurs et des formes, il y a une force spirituelle chez Bacon qui transcende le regardeur, le foudroie dès le premier regard. Initiateur d’une certaine peinture, CoBrA et Fautrier tenteront de suivre sans arriver à la cheville du maître…
Entre temps, Giorgio De Chirico efface presque tous les détails de ses visages, suivi quelques décennies plus tard par Matisse : Pourquoi je ne mets pas d’yeux, ni de bouche ? […] Ça n’a pas grande utilité, au contraire, ça paralyse l’imagination du spectateur |…] si vous donnez des lignes, des valeurs, des forces, l’esprit du spectateur s’engage dans le dédale de ces éléments multiples… et alors l’imagination est délivrée de toute limite.
Masques, photomatons, selfies, tout y passera dans ce formidable bric-à-brac dont il ne manque qu’un raton-laveur… Figurent même les visages des absents, cruellement d’actualité, ces Palestiniens qui ne sont pas tous des animaux ni des terroristes mais des résistants. Et en tant qu'Israélien, Itzhak Goldberg a voulu aborder le sujet, c'est tout à son honneur de les voir comme des êtres humains qui rêvent d’un pays aux côtés d’Israël, sauf que les fascistes porteurs de l’idéologie de Jabotinsky n’en veulent pas et continuent à coloniser des terres qui ne sont pas à eux, et cela depuis 1948. Nous ne serons donc qu’une absence, engendrée par l’absence, écrivait dans Le Monde, en 1997, Mahmoud Darwich. Un anonymat forcé, entretenu par la politique sioniste dans un délire sociétal au gré des actes guerriers de part et d’autre. Et l’on se cache derrière un problème insoluble quand un minimum d’honnêteté permettrait de créer une paix juste et durable. Pour cela, comme l’a écrit à maintes reprises mon ami Michel Warschaswki (Sur le frontière) il faut revenir, au minimum aux frontières de 1967, ce que disait aussi Moshé Dayan, pas connu pour ses élans angéliques mais pour son pragmatisme politique, ce que défendent encore ses enfants, en particulier son fils très investi dans le camp de la Paix.
Mais pour sortir du ghetto intérieur (Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur), dont les Israéliens sont prisonniers, il faut admettre l'infâme vérité, donc lire Warschawski qui explique les origines du délire actuel : les lois raciales juives en miroir des lois raciales nazies, le pourquoi on ne bombarda point les voies de chemin de fer menant aux camps afin de payer le prix du sang, cet Holocauste qui remplace les divisions juives qui ne combattirent pas, et qu'importe ceux qui meurent, ces "mauvais juifs" qui ont préféré l'assimilation au lieu de l'exil (dixit le Conseil juif mondial, bien planqué à New York), les ententes entre l'Irgoun et les SS, etc. etc. Et ce n'est pas moi qui le dit mais Warschawski qui l'écrit dans Sur la frontière, (prix RFI Témoins du monde) ; on ose imaginer s'il avait paru en 2020 combien il aurait été combattu, trainé au tribunal, etc. Oui, tant que les Israéliens refuseront l'immonde vérité qui fait aussi partie leur histoire, il ne pourra jamais y avoir de paix, et plus, au contraire, il y aura négation du Palestinien et tentative de génocide, un réflexe naturel, si j'ose dire, très bien expliqué par Serge André dans son analyse du délire nazi, encore un livre indispensable pour comprendre, car sans comprendre on ne peut évoluer...
Ainsi donc, point de visage palestinien dans l’espace médiatique public israélien, mais une présence massive dans l’espace privé… qui ne sert pas à grand-chose à la vue des élections successives qui voient toujours plus de malades mentaux propulsés ministres. À croire que seuls les fondamentalistes juifs sont restés et que tous les autres sont repartis de ce pays qui court à sa perte s’il ne se reprend pas très vite.

François Xavier

Itzhak Goldberg, Face au visage – XXe-XXIe siècle, 200 illustrations couleur, 240x300, relié et toilé avec jaquette, Citadelles & Mazenod, octobre 2023, 220 p.-, 69€

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