Avant Mai 68, mai 67 : Colombe Schneck à fleur de Poe

 

A travers un épisode semi-rêvé de la vie de Brigitte Bardot, Colombe Schneck propose dans Mai 67 les prémisses de Mai 68. Projet original, mais qui, mené avec une certaine nonchalance, tourne un peu court.

 

Le titre, Mai 67, n’est pas seulement un clin d’œil, et l’ouvrage est beaucoup plus ambitieux qu’on ne pourrait le croire. Colombe Schneck entend rappeler une vérité souvent martelée par Montesquieu, mais souvent oubliée : tout événement a déjà commencé avant de commencer. N’allons pas jusqu’à dire, comme le docteur Knock, que tout bien-portant est un malade qui s’ignore, mais posons que tout malade était déjà malade avant de se savoir malade. Et que Mai 68 était déjà potentiellement dans Mai 67.

 

Il n’y a donc ni Cohn-Bendit, ni Sauvageot, ni Georges Marchais, ni Pompidou dans les dramatis personae de cette histoire, mais Colombe Schneck n’hésite pas, même si elle ne le dit jamais ouvertement, à présenter Brigitte Bardot comme l’une des causes possibles de Mai 68, puisque cette jeune personne — car elle était encore jeune à l’époque et ne s’était pas encore rangée du côté du FN — n’avait pas attendu les affiches et les slogans des étudiants des Beaux-Arts pour prendre ses désirs pour des réalités. La formule « l’imagination au pouvoir », avant d’être révolutionnaire, est une parfaite définition du cinéma en général, mais Bardot ne se contentait pas d’affirmer son indépendance à travers des personnages projetés sur le grand écran —, elle le faisait « entre les prises », en dehors du cadre du « système » qui avait fait d’elle B.B. Aussi, lorsqu’elle eut la conviction que Gunter Sachs ne l’avait pas épousée pour elle, mais pour lui — pour le prestige que lui donnerait son statut de mari de Bardot —, elle ne tarda pas à aller chercher consolation (ou vengeance) ailleurs, auprès d’un assistant costumier sur William Wilson, le film, ou plus exactement le sketch qu’elle tournait alors à Rome avec Delon sous la direction de Louis Malle (un sketch de Vadim, avec Jane Fonda, et un autre de Fellini, avec Terence Stamp, inspirés eux aussi d’Edgar Poe, allaient compléter le menu d’Histoires extraordinaires).

 

Dans les mémoires de Bardot, l’affaire se résume à une ligne. La comédienne remercie F. — nous n’aurons rien d’autre que cette initiale, qui n’est peut-être même pas exacte —  de lui avoir fait oublier ses malheurs avec le perfide Gunter. Colombe Schneck tire en quelque sorte de cette phrase un spin-off (on appelle ainsi à la télévision une série construite autour d’un personnage secondaire extrait d’une série déjà existante) : Mai 67, ce sont les mémoires de F., mémoires imaginés bien sûr, et toute ressemblance avec des faits ou des personnages réels ne serait que pure coïncidence.

 

Il n’est pas sûr que ce principe soit bien rigoureux, puisqu’il entend dégager l’histoire qu’on raconte du cadre même dans lequel elle a été conçue, mais on ne va pas remettre ici en question le genre même du roman historique. Après tout, libre à Colombe Schneck d’imaginer que F. soit un jeune juif d’Afrique du Nord qui, las de vendre des meubles, a décidé un jour de rompre avec sa famille pour embrasser une carrière plus artistique ; ce F. n’est d’ailleurs pas sans rappeler Bob Zaguri, qui avait été, lui, le chevalier servant officiel de Bardot pendant le tournage de Viva Maria, autre film de Louis Malle (1). On ne demande pas à une fiction d’être réelle.

           

Mais on lui demande malgré tout de sonner juste, et, malheureusement, Mai 67 sonne souvent faux. On s’étonne que Colombe Schneck qui, non contente d’être romancière, est aussi critique littéraire à ses heures matinales, puisse laisser passer dans sa prose tant d’anachronismes linguistiques. Personne ne disait en 67 « se faire un film » ou « c’est énorme » (la luchinite n’avait pas encore frappé). Et même si l’on admet que ces expressions sont prononcées aujourd’hui par le narrateur et n’interviennent pas directement dans son récit, on ne saurait faire fi du fait que ce narrateur est à classer dans la catégorie des septuagénaires (au moins). Et, non, même en 2014, les septuagénaires ne « se font pas un film » et ne s’exclament pas « c’est énorme » pour marquer leur étonnement. (Les septuagénaires de 2014 s’obstinent à dire « Europe numéro 1 » pour Europe 1 et parlent de « Radio Luxembourg » quand ils écoutent RTL.)

 

Cela ne serait que broutilles si, comme on l’a dit, ce « roman » — ce terme, qui n’a jamais voulu rien dire, veut encore moins dire ici — n’entendait recréer à travers ses deux héros (et en particulier à travers leur sexualité) les mentalités d’une époque peut-être révolutionnaire, mais aujourd’hui quelque peu révolue. Les gens qui ont passé leur baccalauréat en 1967 ne manquent jamais de rappeler qu’ils ont passé leur baccalauréat en 1967, car ils savent bien, en tout cas ils sont convaincus que c’était le dernier vrai baccalauréat (celui de 68, pour des raisons techniques, s’est résumé à un oral). En outre, le héros F., qui est censé être l’élève à qui le professeur Brigitte a appris la vie, est quelque peu veule et godiche et ne voit pas à quel point il est manipulé. Que la manipulatrice soit manipulatrice sans le savoir, c’est bien possible, mais cela ne change rien à l’affaire. Il eût été plus intéressant que l’élève devînt le professeur de sa professeur(e), mais il y a sur la couverture un bandeau avec une photo de Bardot et il faut malgré tout rester dans la vraisemblance, sinon dans la vérité.

 

Mai 67, ou plutôt mai-chèvre, mai-chou. Si on lit cette fiction comme une espèce de journal du tournage d’un film, comme un making of de William Wilson, on ne sera pas déçu. C’était le temps où l’Europe n’existait pas encore, mais ou les coproductions franco-italiennes étaient légion. Mais si l’on attend de ces pages le grand prélude à la symphonie Mai 68 qu’elles aspirent à être, on restera un peu sur sa faim. Ajoutons malgré tout qu’on pourra lire dans un chapitre une histoire juive qui tient en quelques lignes, mais qui est d’une qualité et d’une densité telles qu’elle fait pardonner bien des choses. Encore mieux que le sketch de Woody Allen Œdipus Wrecks dans New York Stories.

 

FAL

 

Colombe Schneck, Mai 67, Robert Laffont, mars 2014, 18,50€


(1)  Voir les Morts à leur place : Journal d'un tournage par Gregor von Rezzori, éd. du Serpent à Plumes.

 

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