Essai d'après Le Royaume de Carrère et Fictions de Borges

I couldn't love a man so purely
Even darkness forgave his crooked way
I've learned our love is like a brick
Build a house or sink a dead body
I'll bring him down, bring him down, down
A king with no crown, king with no crown
Judas, Lady Gaga, 2011
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Ce sont des questionnements, et des hasards qui n'adviennent que par la littérature.
Il m'arrive parfois de lire, de lire bien plus qu'à l'accoutumée, de lire non pas dans un désir de m'emplir - je reconnais aussitôt cette névrose qui m'incline à aspirer un livre comme avec une paille sans jamais le lire réellement ; non, ici, nous parlons de lire, de lire vraiment un livre, de le lire rapidement, comme en une urgence, comme il me faut écrire cette idée saugrenue avant qu'elle ne s'évente dans les derniers claques de mistral qui agitent cette fin d'été 2014, qui n'aura jamais commencé. Et comme souvent, tout commence ici, sur Facebook, deuxième salle de classe après les livres eux-mêmes qui aura fait mon éducation littéraire ; je dis deuxième, je pourrais dire seconde : je n'en vois aucune autre. Un ami, érudit, au style parfait, élégant bien qu'inconnu, dans mon sillage depuis des années maintenant, depuis quelques jours, me conseillait de lire Borges.
Alors, je cherchais une oeuvre vitaliste. Je sortais tout juste des Fragments d'un Paradis de Giono, et la vie enchanteresse, cette force, ce courage dans un monde où vivent encore, réellement, les mythes, m'avaient bouleversé au point de m'électriser et de me convaincre de reprendre le fil de mes lectures, fil que j'avais rompu depuis presque un an. Les raisons de cette rupture seraient certes intéressantes mais il serait trop long d'entrer dans le nuancier gris des dépressions et d'une trajectoire face contre terre. Disons seulement que depuis quelques mois, la littérature me dégoûtait et c'est un trait profond dont parle Carrère dans la première partie de son livre, celle qui m'a parue la plus fastidieuse et dispensable - sans doute pourtant est-ce elle qui a dû bouleverser mes racines et mes questionnements au point de me faire arrêter mes lectures en cours et m'empiffrer 630 pages en moins de 48 heures...
Afin
de renouer avec les livres, je décidai face à la pile énorme de livres
en attente - j'avais continué d'acheter des livres sans les lire,
espérant sans doute que l'envie me reprenne - d'un assolement triennal
de ma conscience de lecteur : fini cet enfoncement dans l'oeuvre sombre
et mystique - et surtout totalitaire - de Weil, Bloy, Hello, Bernanos,
etc. qui m'avait forcé à la jachère : je voulais devenir productiviste,
méticuleusement industrieux : je convoquai l'alternance : à un grand
livre chrétien répondrait un grand livre vitaliste, à un vitaliste,
celui d'un auteur inconnu. Ainsi en moins de quinze jours, je lus plus
que de raison : Ramuz, Garcia Marquez, Drieu la Rochelle, Bloy, et donc,
je dois en oublier, Borges. Aussitôt sa mathématique narrative, ces
jeux avec le réel, cette profondeur de champs qui dévoilèrent à mon
esprit des milliers de façons, disons révolutionnaires, d'écrire. Là,
avec ses Fictions, je découvre, je ne sais pas où je mets les
pieds : je lis lentement, une ou deux nouvelles chaque jour, au maximum.
Borges n'est pas cuvé, je n'en parlerai pas plus...
Pour
mille et une raison que je ne raconterai pas non plus car elles sont
sans intérêts, je dus partir dans ma famille, emmenant dans mon bagage,
prioritairement, quelques livres dont ces Fictions de Borges, déjà bien
entamées. En gare, le train, comment souvent depuis Marseille, eut du
retard : j'allai donc au Relais pour attendre mon train. Quand me
prennent ces orgies raisonnables de livres, la librairie et la
bibliothèque sont des lieux superbes, vibrant d'émotion où je suis
attentif à la moindre oscillation des caractères, aux titres et aux
auteurs. Instinctivement, je fouille, je respire, je prends, rends comme
si j'étais un être vivant dans un poumon et qu'il me fallait choisir
entre ces magnifiques grappes de bronchioles pour les arrimer à mon âme
même : je suis bien, tout à la fois en sécurité, dans mon monde, celui
des livres, à la fois, inconnu, aride, désertique mais le seul où j'ai
quelques repères, acquis en très peu d'années... J'observe donc ces
livres de la rentrée littéraires, magnifiques de glaçage, froids. Je ne
sens rien. Il me faut la voix de velours de la vendeuse de tabac qui, me
voyant médusé, me propose de lire ceci ou cela. Je ne lis plus un tel
ou un tel, me dit-elle, il me faut lire des romans qui m'apprennent des
choses. Elle me dit Carrère. Le Royaume. La couverture POL est
agréable, mais ne lisant aucun contemporain - non pas là d'élitisme
abscons : mon chemin littéraire est devant moi, je le suis ; s'il doit
me mener chez un contemporain ou un auteur absolument inconnu, voire
décrié, je le lirai sans problème - je ne sais pas bien quelles sont les
problématiques de cet auteur. En dehors des lapidaires "ça, ça sera
sans doute primé", la vendeuse de tabac ne joue pas à ces libraires qui
imposent une vision de littérature comme certains vendeurs de vêtement
une mode vestimentaire. Cette femme m'est aimable. Elle respecte
profondément le caractère sacré de la littérature, et si elle intervient
- cela je l'exprime a posteriori - ce n'est que pour mieux me pousser à
passer un pas que, sans doute, par dégoût pour cette rentrée littéraire
qui semble une vaste fumisterie, là, oui, une orgie déraisonnable de
littérature, je n'aurais pas franchi. Tant de livres édités, et le mien,
qui reste invariablement à quai, attendant le train de sa gloire, et
qui comme un TER depuis Marseille ne veut pas quitter la mer brasillante
de la discrétion et de l'anonymat... Et puis, j'ai tant de livres à
lire sur cette pile. Et des excellents ! Par son silence, la vendeuse a
profondément créé un lien, qui est au-dessus d'un lien commerçant, elle
nous a fait pénétré ensemble dans cette caste des gens qui lisent :
oublié la gare d'Avignon et sa chaleur, et son odeur, et ses trains, son
roulis incessant d'espoir laminé par l'acier et la tôle ; oublié ma
peur du changement, oublié aussi ma prétention : je m'ouvre, tel
l'albatros, des ailes, après la longue chute à pic .
J'achète.
C'est cher. Vingt-quatre euros. Je ne sais si c'est le prix, mais
j'abandonne aussitôt les Fictions de Borges à l'entame pourtant d'une
prometteuse deuxième partie. Je lis Le Royaume de Carrère. Je
lis car, peut-être, c'est un livre cher, je ne m'en rends compte que
maintenant. Pourtant, j'ai déjà acheté des livres chers : je me souviens
de l'acquisition d'un recueil d'essais de DH Lawrence presque
introuvable lu à la bibliothèque et que je désirais ardemment avoir chez
moi m'avait presque trente euros : une folie, je ne l'ai pas ouvert
depuis. Ce n'est peut-être pas le prix : peut-être la vendeuse de tabac ?
Je ne sais pas. Ces questions seront miennes. Je ne critiquerai pas non
plus le livre de Carrère, que j'ai trouvé excellent : parler de Saint
Paul et Saint Luc pendant presque 550 pages, en trouvant cette lecture
sinon grandiose, au moins agréable est un tour de force que je souhaite à
n'importe quel écrivain. Et surtout j'ai appris des choses, énormément,
en très peu de temps. Il y a là assez de recul et tout à la fois
d'amour pour le christianisme pour sentir la profonde sincérité de son
auteur. Ce recul et cet amour pour le Christ, je m'y trouve en plein
dedans. Cette question est centrale dans son livre : peut-on aimer le
Christ d'un amour raisonnable, comme une fille qu'on contemplerait, la
nuit, sous la pluie, derrière une fenêtre, par recul, extérieurement, et
sans jamais en pénétrer la lumière sacrée ?
Je me rends compte
que dans mon petit résumé de ma découverte de ce livre au Relais de la
gare, je n'ai pas parlé de l'histoire de ce livre. A ce moment là, je ne
la connaissais pas. Et c'est vrai ! Je n'avais pas lu le quatrième de
couverture. Simplement happé par un titre, le gros grain d'une
couverture, et un nom : Carrère, dont je croyais avoir vu vaguement une
gueule carrée sur la page Facebook d'un magazine littéraire. C'est
peut-être sa gueule, oui, plus que l'argent, plus que la vendeuse de
tabac... Les trois à la fois.
Le Royaume ? Je
lis tout, en moins de 48 heures : j'oublie le quotidien, je suis
absorbé par ce livre, les jambes me tremblent, je suis pris de cette
douce panique que d'être arraché à ces pages pour quelques heures, et de
ne pas recommencer à lire, pour quelque raison obscure que ce soit : je
suis pris, il me faut le finir.
Fini.
Pris dans ma lancée, je rouvre les Fictions
de Borges. Il ne s'est rien passé. Le train des lectures reprend son
cours, tranquillement. Je rouvre et tombe sur la quatrième nouvelle : "Thème du traître et du héros."
Pour simplifier, si cela est possible, elle raconte en quelques pages
l'histoire d'un chef de guerre irlandais du début du XIXème siècle, qui
est en réalité un traître à sa patrie. Il est décidé que sa mort servira
la cause : on fera semblant de l'assassiner, maquillant ainsi son
exécution, et passera-t-il pour un héros martyr aux yeux de ses
concitoyens, cimentant ainsi la cause de son sang.
A peine la
nouvelle terminée, l'idée est faite : le livre de Carrère partout
raisonne. Carrère et Borges s'entrechoquent, comme s'il fallut qu'il
existât une sorte de trou noir sur lequel appliqué les idées
borgesiennes, l'image est mauvaise, un révélateur oui, bleuissant les
contours mystiques imperceptibles de la rhétorique de l'auteur du livre
de Sable. Et tout cela par pur hasard, cette nouvelle-ci, et non une
autre ; et il faut aussi que ce soit par pur hasard que je reprenne ce
soir la plume, après des mois à n'avoir rien écrit de neuf, l'ensemble
comme un déclencheur sous-tendant un système de bombes au phosphore
éclatant tout à coup mon esprit. L'idée que je vais décrire a peut-être
été dite mille fois, mais ce n'est pas pour cela que je finirai avec
elle. C'est sans doute pour parler à ce trou noir, pour parler au
travers, et que des échos de ce hasard, fraient les images
phosphorescentes, éclatantes de ce qu'il reste, à tout un chacun, ce
qu'il reste à écrire, à dire, à comprendre, à développer, à passer de
planches en planches à travers la langue, pour tenter d'étirer les
affres de l'idée.
Et si, comme dans cette nouvelle de Borges,
ce traître qu'annonce lui-même Jésus durant la Cène n'était pas Jésus
lui-même qui, comprenant son échec en tant qu'être de matière devant les
pharisiens, décide par sa mort de devenir, en Esprit, ce qu'il ne peut
pas être en chair et en os : un héros ? La doctrine de Jésus est
entièrement tournée vers l'échec comme réussite, et ne pouvait donc pas,
pour le sens de son oeuvre, se proclamer héros ou seigneur sur la
terre. Jésus est l'anti-héros suprême. Tâchons de comprendre et
inversons les rôles : en se suicidant, en trahissant Judas, qui est le
plus grand des apôtres, le plus politique et idéologique du moins,
c'est-à-dire en persistant dans cette voie sans issue, Jésus tend le
bâton pour se faire battre : la frustration pour des êtres de peu est
comme une condition de vie dont on cherche à se débarrasser : les coups
viennent de Judas, ils auraient très bien pu venir d'ailleurs, de Pierre
qui le renia, ou des autres, qui, mis à part Jean, se tirèrent
lorsqu'il fallut faire preuve de courage. Et si cette trahison avait été
prévue par Jésus ? Et le sachant, continuant dans cette voie, Jésus ne
s'est-il pas lui-même mis en position de traîtrise, certes sans jamais
dévoyer sa doctrine - comme le dit Bloy, Jésus a du, pour sauver les
plus lâches se faire lâche lui-même - mais par le truchement de douze
apôtres si peu qualifiés à la comprendre - tant sa parole était et reste
révolutionnaire - n'a-t-il pas fallu, par volonté prosélyte, qu'il
devienne le héros des évangiles qui furent écrites pour lui ? Judas
serait de manière plus intelligible encore l'instrument de la volonté
divine, mais aussi, d'un Dieu fait homme qui devint sans jamais l'être
le héros de l'anti-héroïsme, c'est-à-dire le plus grand des tricheurs
!... (ceci mettrait en lumière les quelques extraits des évangiles, tant
incompris, souvent masqués, où Jésus exprime aux apôtres sidérés que la
ruse et la malignité sont des moyens de subsistance nobles...
sidération magnifiquement mise en lumière par Carrère, dans son Royaume...
qui pourraient être compris comme un aveu caché au cas où son petit jeu
serait dévoilé... et donc comme une manière toute divine de prévenir
son auditoire : "j'ai fait le con, vous le savez, mais je suis Dieu et
Dieu aime les tricheurs..." ) Pourquoi Jésus, d'habitude si clair avec
ses Apôtres, a-t-il laissé ce flou autour de ce traître si ce n'est pour
cacher le jeu risqué qu'il jouait : celui de la postérité de sa Parole ?
- Le lendemain : j'ajoute une petite note. Cette idée a été citée par Borges lui-même, approximativement, trois articles plus tard, dans une nouvelle intitulée Trois versions de Judas et de manière si spectaculaire et géniale que cet article semble un aveu de faiblesse.
Persévérer.
Sans doute est-ce cela la littérature maigre : précéder le dit, et
tirer le fil à soi, transpirer, remonter, émerger, le nouer.
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