Eric Hazan, L'étoffe d'un livre, l'étoffe d'un éditeur...

Alors que l'abandon du livre imprimé est programmé dans les écoles et que l’économie de l’édition est enseignée à l’université, un éditeur indépendant, Eric Hazan, fondateur de la maison d’édition artisanale La Fabrique, part de son expérience pour « apporter autre chose que des cours théoriques », au plus près de la réalité du livre…

 

En 1983, Eric Hazan démissionne de son poste de chirurgien des hôpitaux de Paris pour reprendre les éditions Hazan, dédiées aux livres d’art, fondées par son père en 1946. Mais en ces années fric et frime, les banquiers se mettent à parler de « rationalisation » et à faire la chasse aux « créances douteuses »…

Après avoir revendu la maison familiale à Hachette, Eric Hazan fonde en 1998, avec Stéphanie Grégoire, les éditions de La Fabrique. Leur choix : l’indépendance, c’est-à-dire « une croissance lente, progressive, limitée à ce que permet l’accroissement des ventes, sans recours aux banques » - aux antipodes de la croissance rapide des start-up financées par les banques. C’est l’époque où apparaissent d’autres maisons partageant le même esprit, dans le sillage du « mouvement social » de 1995 – elles ont nom Agone ou Raisons d’Agir, fondées par le sociologue Pierre Bourdieu…

C’est l’époque aussi où la « concentration capitaliste » bouleverse le paysage éditorial hérité du XIXe siècle. Mais les « intellectuels » animent encore le débat public, rompent parfois des lances en faveur de « la France qui se lève tôt » pour nourrir celle de la rente… Eric Hazan fait des rencontres déterminantes avec certains d’entre eux comme Alain Badiou et Jacques Rancière dont le manuscrit, Aux bords du politique, devient le premier titre publié par La Fabrique – avec Le Corps de l’ennemi d’Alain Brossat. Ainsi se construit une « ligne philosophique »…


Autre rencontre déterminante : celle de l’éditeur André Schiffrin, fondateur de The New Press aux Etats-Unis après avoir été chassé de Pantheon Books, qui devient une manière de « génie tutélaire »… Son livre, L’Edition sans éditeurs (1999), est l’un des moteurs du lancement de La Fabrique – tout comme, plus tard, Boire la mer à Gaza (2001) de la journaliste Amira Hass.


Il ne suffit pas de faire des livres, il faut les vendre, donc trouver un diffuseur-distributeur, une « entreprise à deux têtes : d’une part la diffusion, travail des représentants qui visitent les libraires, leur parlent des livres et prennent les commandes et d’autre part la distribution, travail logistique de préparation et d’envoi de ces commandes »…


C’est toute une relation à construire avec une équipe, « depuis ceux qui travaillent au comptoir et dans les entrepôts jusqu’aux représentants qui visitent les libraires »… C’est tout un artisanat qui exige aussi de « porter des paquets à la poste, régler les factures, faire les comptes, surveiller la trésorerie », ou comprendre assez rapidement que les livres en palettes dans les entrepôts sont « de l’argent immobilisé » - une immobilisation qui peut devenir dangereuse… Autant de ne pas céder à la tentation d’un premier tirage trop « optimiste », quitte à réimprimer par la suite…

 

Une ligne éditoriale et philosophique

 

L’éditeur trouve une cohérence tant dans la force d’un texte que dans l’établissement d’un catalogue : « Il ne s’agit pas d’aligner mécaniquement des titres sur des axes préétablis. Chaque titre est un nouveau choix avec des critères où entrent en jeu la subjectivité politique de chaque membre de l’équipe éditoriale, ses centres d’intérêt, sa culture personnelle, mais aussi le mode collectif de jugement qui finit par s’installer dans un petit groupe amical tel que les trois personnes qui décident à la Fabrique. Le principal critère pour choisir un texte ou passer commande d’un sujet, c’est son caractère offensif. »


Ainsi, un ouvrage publié par La Fabrique « ne se limite pas à décrire l’ordre existant en dénonçant éventuellement ses méfaits » mais « propose des pistes pour sa subversion ».


Si la « cohérence politique » n’est pas le souci de la Fabrique, ses livres ont cependant « en commun de se situer souvent sur les lignes de fracture de « la gauche », là où ça fait mal », sur les sujets « où le consensus « progressiste » est chaque jour mis à mal »…

Arrive « l’affaire de Tarnac » et l’audition de l’éditeur de L’Insurrection qui vient (2007) comme témoin par un lieutenant de la DCRI – le livre devient l’un des plus lus par la « jeunesse révoltée »…


Mais le danger, c’est cette « firme gigantesque » qui entend « supprimer les intermédiaires » entre auteur et lecteur, c’est-à-dire les libraires puis les éditeurs…


C’est aussi cette maladie de la « gestion » folle qui envahit toutes les sphères du vivant ( ?) et tétanise les chefs d’entreprise. Pas question d’y sacrifier à La Fabrique : « Gestion » est un mot qui évoque tout un univers odieux. En fait, chez nous tout tient en deux tableaux, le plan de trésorerie et le budget de l’année suivante »…

Si le Centre national du livre accorde des subventions, « le risque est pris avant que l’on soit sûr de l’aide »…


Lors d’un grand entretien à Médiapart en 2012, Eric Hazan annonce le prochain titre de La Fabrique, En finir avec l’Europe, suscitant l’hilarité incrédule de la salle. « Cinq ans après, le thème est traité dans les journaux et les livres les plus sérieux et le sentiment se répand que cette Europe, il ne va pas falloir beaucoup d’efforts pour en finir avec elle »…


A la tête d’une maison d’édition « subversive » qui ne pèse pas bien lourd face à l’édition industrielle, Eric Hazan admet sobrement que le métier n’est pas sans danger par temps de basses eaux et de pensée basse : « Notre existence fait partie de ce qui est exposé dans la vitrine « démocratique » qui doit être préservée jusqu’à nouvel ordre »…


Alors que les « intellectuels » médiatiques d’aujourd’hui ont perdu toute prise sur leur époque, que les polémistes supplantent des professionnels de la politique fort démonétisés, que la numérisation systématique des pratiques éducatives chasse le livre des écoles et que la nouvelle « religion » émergente prône le métissage homme-machine, une maison d’édition artisanale ignorée des « grands médias » n’entend pas « entrer dans l’avenir à reculons » ni à tombeau ouvert, poursuivant son sacerdoce avec une remarquable constance :  le livre est bel et bien entré en résistance. Ne serait-ce que pour tenter de nous faire sortir des impasses auxquelles consentent ceux qui renoncent à penser leur société…


Eric Hazan, Pour aboutir à un livre : la fabrique d’une maison d’édition, éditions La Fabrique, octobre 2016, 110 p., 10 €

 

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