Albert Strickler, le passeur de lumière

Le poète-éditeur et diariste Albert Strickler (Prix européen Virgile 2011 pour l’ensemble de son œuvre) a tout juste eu le temps d’ajouter deux ultimes volumes à l’immense continent en expansion continue des écrits intimes, depuis son ermitage du Tourneciel d’où il s’est envolé le 7 novembre 2023, bien avant le chant du merle.
Albert Strickler est entré en poésie avec Graphologie des Horloges (Grand Prix de la Société des Ecrivains d’Alsace et de Lorraine) l’année où un autre chercheur d’or, Luc Bérimont (1915-1983), quittait la société du spectacle où il avait servi la poésie comme producteur d’émissions littéraires à la radio.
Albert part avec le nu venu aux arbres, au même âge que Bérimont, quarante ans plus tôt et avec le même amour de la nature comme de la poésie dont ils ont été les passeurs infatigables : soixante-huit ans. Est-ce assez pour se mettre au monde, est-ce seulement pensable, quand bien même le Tout de l’univers serait impensable ? L’ermite du Tourneciel ne s’était pas économisé pour le rendre plus intelligible, lisible, et en faire résonner l’étoffe vibratoire. Il ne s’était pas davantage laissé évacuer de l’existence sensible et sociale, il a simplement œuvré à exprimer l’inconnaissable par la réalité augmentée de la poésie.
Longtemps, Albert Strickler pratiquait l’art souverain de la rencontre et de la communion, en toute intensité poétique, avec des créateurs comme Sylvie Lander (Au souffle de l’ange, Petites Vagues, 2006), Rolf Ball (Peins-moi un poème, Sésame, 1996) ou Dan Steffan (La lumière la mort, éditions du Tourneciel, 2013). Car la poésie interroge tout ce qu’elle ignore et active le tissu lumineux de l’échange, sous le signe de l’intensité et de la ferveur :
Tu n’es vivant
Que dans l’émerveillement de la question

Longtemps enivré par cette surabondance de lumière qui tombait à profusion sur la terre des vivants, plus parcimonieusement dans leurs cœurs, le poète rendait grâce pour la chance de mourir debout/et d’offrir le printemps / à ceux qui restent. C’est ainsi que la lumière d’automne l’a surpris en sa vie intérieure toujours au beau fixe, la boussole perpétuellement aimantée vers son printemps invincible :
Elle seule est amour
Sans autre attente que celle
De prodiguer son don pur

Voilà quarante ans qu’Albert transmet cette joie gourmande et saxifrage qui fait lever la pâte de l’être comme de la langue  élevée en haut langage pour dire tout l’accomplissable au fil d’une poétique riche en images océaniques, en fulgurances, en rutilances et en résonances subtiles. Il a touché le vertige d’être jusqu’à son précipice par les harmoniques d’une poésie qui a force et limpidité d’évidence :
Le soleil que fend la montagne
Me scinde avec la même hache

Midi qu’il fracasse
Éclate en échardes de lumière

Depuis Graphologie des horloges, Albert Strickler a publié une trentaine de livres passe-lumière comme autant de précipités chimiques d’une vigilance éblouie recueillant  tous les petits riens somptueux, ces cadeaux de l’existence qui remettent l’être debout dans un monde remis dans son axe contre le processus de déspiritualisation et de décivilisation en cours...
Sa poétique moissonne loin dans les fondamentales incertitudes de l’existence, dans un monde toujours en équilibre précaire sur la justesse des mots qui tentent d’en dire tout l’ineffable :
J’ai toujours donné
De la chair à la lumière

Toujours touché mains nues
Le ventre du ciel

Ainsi sa poésie s’avère-t-elle ce principe actif (Valéry) qui fait toucher et vivre l’essence des choses dans ce qu’elle a d’inépuisable et de perdu – toujours retrouvée dans l’énergie de l’agir s’autorisant à l’être pleinement respirant et bien au-delà l’horizon dans la poitrine...

Le poète de la joie

Albert Strickler naît le 22 mai 1955 dans le village de Sessenheim, où il avait été précédé de quelques générations par Goethe (1749-1832)... Longtemps cela lui sembla si lourd à porter : enfant, il remontait pensivement la rue Frédérique Brion en passant devant le chêne de Goethe pour aller de la maison à l’école...
Son père Edouard ne connaissait qu’un verbe, donner et lui avait transmis le pur émerveillement d’être – Albert a juste eu le temps de lui consacrer un ivre livre d’amour filial... Il n’y a pas de livres dans la maison des Strickler, le petit Albert connaît ses premiers émois littéraires grâce à l’école de la République et écrit ses premiers poèmes à l’âge de dix ans – déjà, quelque chose en lui aspirait au Verbe...
Il soutient un mémoire sur un autre fantôme littéraire si intimidant, René Char (1907-1988), et enseigne tout naturellement les lettres. En 1991, il devient chef de cabinet de Gilbert Estève (1948-1996), alors maire de Selestat et engage son premier saut périlleux dans l’aventure de son journal perpétuel avec Comme un roseau de lumière (1994) – la grande affaire d’une attention à soi comme aux autres et à ce qui fait monde...
Directeur des affaires culturelles de la ville sous la mandature de Pierre Giersch (1999-2002) puis de L’Évasion, une structure dédiée au handicap, il s’ancre dans son chalet du Tourneciel, à La Vancelle, d’où il pilote la maison d’édition au nom de sa demeure terrestre, pour mieux accueillir l’ébranlement ou le dérangement de l’autre comme celui des éléments...
Il y a beaucoup lu et découvert au bonheur de chaque jour et aimait à dire qu’aucun vaccin contre la joie ne saurait être efficace contre une conscience exaltée du monde et une ferveur jamais démenties, portées par la justesse du haut langage fertile : Je fais des effusions de joie comme une dépression à rebours, aimait-il à rappeler.

Et si tu redevenais
Le poète de la joie
Celui qui versait
En rasades de lumière
Des flots de chants purs
Dans les cœurs
grands ouverts

Comme les gosiers que déchire
L’ivresse de la becquée
Dans l’œil
brillant du monde

Journal de la désillusion ?

Albert Strickler venait de publier le quinzième volume de son Journal monumental, avec Boîter jusqu’au ciel de la collection Le Chant du Merle – le millésime 2022 annonçant le suivant, irrémédiablement ajourné en plein malaise dans la décivilisation...
Il ne prétendait certes pas saisir l’être, mais son passage de plus en plus vacillant au fil des saisons, avec ce qu’il fallait d’acharnement et de chair de moins en moins vaillante pour toucher ses abîmes ou tutoyer ses cimes dont l’air se faisait âpre... Confronté à l’imminence de son effacement, il réglait son horloge intime sur ce dédoublement perpétuel du diariste s’écrivant en destinataire d’une missive exigeant que quelqu’un soit toujours à la barre du Tourneciel pour la recevoir, comme on tendrait la main à un noyé aux poings desserrés pour tenter de ramener à bord quelque Vérité, détenue ou non...
S’il est difficile d’épuiser l’essentiel d’une trajectoire en une existence trop tôt soufflée, Albert a constitué l’essentiel d’une époque sans assise, sans foi ni loi, somptueusement égréné dans les feuillets sensibles d’un Journal en résonance subtile avec l’inachevé et le fulgurant, entre potentialités du dedans et opportunités du dehors. Comme un écho cristallin au perpétuel devenir où se réinvente toute vie partageant un souffle...
Si toute existence a besoin d’être assurée d’un lendemain, fût-il sans avenir, toute œuvre a besoin d’une transmission – précisément au fil d’un avenir si prévisible bien après avoir eu lieu... Désormais, le passeur d’étoiles touche du doigt la pulpe de la lumière passée à travers les déchirures par où rejoindre ce qui nous habite en une joyeuse contagion d’être.

Michel Loetscher

Paru initialement dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.