Le livre des disparitions

Tout disparaît : les espèces vivantes ou en numéraire, les services publics, les biens communs comme les libertés fondamentales – et la liste s’allonge avec la désagrégation sociale en cours... Un nouveau média, La Disparition, entreprend d’inventorier l’actualité permanente de ce qui s’efface, histoire de rappeler à ce qui demeure...
Autour de la figure présumée « centrale » de l’humain, les frontières se brouillent avec les limites ou les lignes de partage – et les contours s’estompent jusqu’à l’indiscernable. Qu’est-ce qui est en train de se dissoudre avec les apparences et les certitudes que l’on croyait bien établies ?
Annabelle Perrin et François de Monès, deux jeunes journalistes de terrain, ont fondé à Marseille un média épistolaire, la Lettre de la Disparition, pour constituer par le récit les archives d’un monde qui disparaît dans les cendres d’un futur sans avenir d’ores et déjà consumé... Mais il s’agit aussi de faire l’inventaire critique de ce qui reste, c’est-à-dire de ce à quoi nous tenons - ou pas... Ainsi, dix auteurs partent sur les traces d’une disparition constatée comme on va à la rencontre d’autres possibles...
La petite cité sinistrée de Burslem (24 000 âmes, dans le comté de Staffordshire) a le triste privilège d’être officiellement  devenue le premier désert d’espèces du Royaume-Uni, constate Anne-Dominique Corres. Concrètement, ses habitants n’auront plus accès au cash décrété obsolète, c’est-à-dire au retrait d’argent liquide (pièces et billets) aux distributeurs automatiques. Car on n’arrête pas la marche forcée du Progrès – même si le dit progrès présumé pour les uns crée une foule de problèmes pour tous les autres : non seulement il se fait sans les peuples mais  aussi contre eux... Car enfin, pourquoi ne pas permettre à chacun, jeune ou vieux, de choisir le moyen de paiement avec lequel il se sent le plus à l’aise, plutôt que de forcer tout le monde au « paiement sans contact » décrété « monnaie du XXIe siècle » ?
Pour la journaliste d’origine belgo-équatorienne, cette société sans contact, reconfigurée par l’industrie numérique, en dit long sur notre époque : Derrière la disparition des distributeurs automatiques et du cash, c’est tout un monde qui se dessine. Un monde au profit de quelques-uns qui écrasent les autres.
Qui a intérêt à cette "société cashless" de zombies téléguidés par les plateformes Fintech qui récupèrent au passage les données des utilisateurs, s’ignorant chair à datas et à spéculation ? Quand ces petits génies de la High Tech et autres start-uppers prétendent réinventer l’eau tiède au nom du Progrès, la guerre implacable qu’ils livrent aux transactions en espèces assurant  confidentialité et fiabilité aux petites affaires humaines, ébranle le socle vital de tous,  avec la disparition de  libertés fondamentales, jusqu’alors présumées acquises... Qu’est-ce qui disparaît dans l’oxymore société sans contact ? De quoi « tout ça » est-il le nom inavoué ?
La mémoire du vivant disparaît-elle avec les pépins des fruits ? interroge Iman Ahmed devant l’étal de primeurs de la rue Poulet (Paris 18e). Elle découvre l’irréparable avec les pastéques sans pépins et le grand remplacement des semences paysannes, peu rentables pour l’industrie, par les semences hybrides :  La graine n’aurait plus de valeur en elle-même, elle aurait la valeur de son titre de propriété. Il lui confère le droit de circuler et le luxe d’être en monopole. Comme Microsoft reçoit des royalties sur ses logiciels. Monsanto ne perçoit pas de revenus de ses ventes  mais des royalties sur ses semences. Si certaines d’entre elles ont nécessité de l’innovation, comme ses semences hybrides, il lui arrive de breveter des semences naturelles, qui existaient déjà dans la nature.
Qui est vraiment gêné par les pépins des fruits et les semences naturelles ?
Il y a aussi l’histoire de Lagos, la ville sans arbres contée par Sophie Bouillon (Prix Albert Londres, 2009) ou celle des énergivores croisières de masse dévoreuses de littoraux comme de capitaux, relatée par Annabelle Perrin et François de Monès, à bord d’une bombe climaticide, un de ces paquebots croqué en véhicule de l’anti-voyage et investi en symbole d’une humanité à la dérive qui n’a d’autre rapport au monde qu’une envie de consommation jusqu'à l’illimitation : Tout est orchestré pour te faire cracher un maximum d’argent à l’intérieur du bateau. La consommation illimitée comme garantie d’un voyage réussi. Les clients y dépensent plusieurs fois le prix de leur billet durant leur séjour. 
Cette surconsommation du vivant consommable, cette surexploitation de la planète et du travail des humains jusqu’à la démesure sont loin de s’achever avec la décarbonation de l’économie. Celle-ci exigera toujours plus de dépense d’énergie avec plus d’électrification, d’artificialisation, de matériaux à extraire,  d’infrastructures à créer – et de dévastation de notre demeure terrestre...
Au fond, cette thématique de la disparition ne questionne-t-elle pas notre capacité et notre désir véritables d’un avenir commun ? Est-il seulement pensable de dissoudre le vivant et ses pouvoirs d’engendrement dans une flaque d’abstraction marchande et de nihilisme prédateur ?

Michel Loetscher

Anabelle Perrin et François de Monès (sous la coordination de), Tout doit disparaître – Lettres d’un monde qui s’efface, Seuil, 224 p.-, 15,90 €

Initialement paru dans Naturisme magazine

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