La Nuée Bleue, l'édition des possibles

En  un siècle, une activité éditoriale s’institutionnalise dans le paysage régional, autour des Dernières Nouvelles et d’une expression joliment oxymorique qui fait toucher l’horizon :  La Nuée Bleue. Catherine Maurer, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Strasbourg, restitue cette mémoire à longue portée dans le livre du centenaire des éditions de La Nuée Bleue, publié dans le cadre de Strasbourg.Capitale mondiale du livre 2024.
Le monde d’avant était déjà un lendemain de guerre, avec un paysage éditorial à réinventer, dans un contexte tendu de retour à la France d’une Alsace à relever. Justement, pourquoi ne se relèverait-elle pas aussi dans le corps de ses livres, vers une mémoire tant à honorer qu’à reconstruire ?
Une structure éditoriale naît en 1921 dans le giron du quotidien historique de l’Alsace, les Dernières Nouvelles de Strasbourg alors passées sous le contrôle de la Librairie Aristide Quillet (1919). La direction du journal, autour du libraire-éditeur et encyclopédiste Aristide Quillet (1880-1955), entend  alors adjoindre une maison d’édition à l’activité d’éditeur de presse et d’imprimeur de labeur.
L’édition, c’est avant tout une économie et le pragmatisme est de mise : il s’imprime avec La Ménagère, un hebdomadaire publié en allemand – mais le titre est en français, forcément, dans le sillage d’une économie domestique alors en vogue dans les foyers confrontés aux pénuries d’après-guerre...
Autre ouvrage en allemand, Paname die Metropole – Pariser Eindrücke de l’auteur dialectophone Jean Riff (1874-1924), entend faire connaître « la France de l’intérieur » à un lectorat encore lourdement germanisé, mais désireux de découvrir sa capitale...
Véritable homme-livre volontiers mécène, le directeur des Dernières Nouvelles, Jean Hoepffner (1884-1958), fait publier en 1923 Bissali (Pissenlit), un recueil de poèmes d’Albert (1874-1930) et Adolphe Matthis (1874-1944), avec des illustrations de Louis-Philippe Kamm (1882-1959), suivi d’une édition populaire (1925). Adolphe Mathis occupe  au quotidien un poste assez indéfinissable, quelque chose comme attaché de direction (Louis-Edouard Schaeffer), histoire sans doute de mieux se consacrer à ses œuvres et à celles de son frère dont les parutions s’enchaînent jusqu’en 1938.
En 1924, l’Edition des Dernières Nouvelles.Strasbourg publie son premier livre en français, Le livre de maman du poète et ingénieur Antoine Pol (1888-1971), suivi par Le double mirage, une comédie de Jeanne Magendie. Une langue de bienvenue à l’orée d’un rêve de France ?

Petite histoire d’un logo

Entretemps, l’entreprenant Paul Hartmann (1907-1988)  fonde en 1926, dès l’âge de dix-neuf ans, les éditions de la Nuée Bleue. Sa maison est ainsi baptisée pour la simple raison qu’elle s’installe dans la rue du même nom à Strasbourg (Blöiwollikegàss en alsacien...) – une auberge dite À la Nuée-Bleue y aurait été mentionnée en 1690. Hartmann publie notamment Le tourment de Jacques Rivière de François Mauriac (1885-1970), un mince livre-hommage à l’éphémère mais influent rédacteur en chef de La Nouvelle Revue française (NRF), disparu prématurément l’année d’avant. C’est presque un livre-objet, avec une aimable figure de couverture, réalisée par l’incontournable Louis-Philippe Kamm. Elle représente un héron dessiné en bleu, comme saisi en son envol majestueux – tout un symbole de curiosité, de rapidité, de rédemption appelé à une belle postérité.
Cette figure d’échassier splendide se retrouve adoptée, 80 années plus tard, comme le logo symbolisant le nouvel envol des  éditions de La Nuée Bleue (2006).
Elle réapparait, lors de la célébration du centième anniversaire de La Nuée Bleue à l’Aubette, dans le cadre des Bibliothèques idéales, lorsque Mathilde Reumaux découvre le logo redessiné : cette fois, le héron est tourné vers la droite et le bleu cède à un noir d’encre, comme un fond d’espace infini, une libération de toutes les couleurs et de tous les possibles dans une bibliothèque sans limite où se lire sans retour...

Une édition bleu horizon ou en bleu de travail ?

Pour l’heure, c’est-à-dire en ces trépidantes Années folles peuplées de silhouettes devenues longilignes, la nouvelle structure éditoriale de Hartmann, créee en association avec la Librairie des Arts de la rue des Francs-Bourgeois à Paris, s’installe dès l’année suivante dans la capitale. Fort logiquement, elle prend le nom  d’éditions Paul Hartmann, pendant que les éditions des Dernières Nouvelles poursuivent le rythme de  leurs publications régionales, sous la direction éditoriale de Jean Hoepffner, avec une alternance tant de titres en allemand et en français que d’ouvrages pratiques et plus littéraires...
Rédacteur en chef et plume pensante des Dernières Nouvelles, Jean Knittel (1891-1968) publie  L’Allemagne au carrefour, tiré d’une série d’articles parus dans le quotidien (mai-juin 1930) – il est le premier journaliste français à obtenir une entrevue avec Adolf Hitler, rappelle Catherine Maurer.
La maison-mère strasbourgeoise publie aussi les pièces en dialecte de Marcel-Edouard Naegelen (1892-1978), alors conseiller municipal de Strasbourg, futur ministre de l’Éducation nationale et gouverneur général de l’Algérie.
En dépit des difficultés financières du journal, les productions éditoriales se maintiennent avec un bel éclectisme, non sans une prédominance pour les ouvrages pratiques, afin d’équilibrer les comptes – le bleu horizon cède au bleu de travail... 
Ce premier cycle de parutions s’achève avec l’Agenda de la ménagère, dernier texte parvenu au titre du dépôt légal à la Bibliothèque nationale universitaire (BNU)  en novembre 1939, alors que la plupart des Strasbourgeois quittent la ville devant les avancées d’une nouvelle guerre suivie d’une Occupation – et d’une nazification de l’activité éditoriale...
En 1944, Jean Hoepffner, de retour, récupère un outil en parfait état de marche, que les Allemands n’ont pas eu le temps ou la volonté de détruire. Une intense activité éditoriale redémarre,marquée par des monographies dédiées aux artistes d’Alsace et des ouvrages pratiques comme le Plan répertoire des rues de Strasbourg.
Après le départ de Hoepffner (1951), l’activité se poursuit sur la même lancée mais sans tête éditoriale, avec un vivier d’auteurs locaux comme Claude Odilé, Robert Heitz (1895-1984) ou le journaliste Jacques Granier (1925-2010), qui signe notamment De Gaulle et l’Alsace (1970). La production historique s’intensifie dans l’alsatique, avec Alsace, mon beau souci (1967) de Paul Ahne (1910-1977) ou la série de Guy Trendel, Grandeur et décadence des châteaux vosgiens.

Le retour de la figure de l’éditeur

En 1977, Jean Christian (pseudonyme de Charles Boos), devenu l’année précédente responsable du service éditorial des Dernières Nouvelles, exhume l’appellation d’Éditions de La Nuée-Bleue, comme une reprise de marque. Premier titre publié sous ce label remis à l’honneur : La nef des fous du juriste et pamphlétaire Sébastien Brant (1457-1521), dans une traduction française de Madeleine Horst (1892-1987), avec les 114 gravures d’origine (1494) – un coup éditorial tiré à 7000 exemplaires.
Poète lui-même, Jean Christian renoue avec la figure de l’éditeur, avec ses coups de cœur aventureux, et publie, outre ses propres livres (La Secousse, Le Coup de pioche), les recueils de Me Lucien Baumann (1910-2012), de Fernand Schierer ou d’Albert Strickler (L’établi musical, 1984), dans un contexte de revente des Dernières Nouvelles au groupe Matra puis Hachette (1987).
En 1985, Jean Christian devient également le rédacteur en chef de la revue trimestrielle Saisons d’Alsace, créée en 1948 par le journaliste Antoine Fischer (1910-1972), jusqu’alors publiée par la maison Istra et reprise par les Dernières Nouvelles. Le périodique paraît alors sous le double label Éditions de la Nuée Bleue et Dernières Nouvelles d’Alsace. Il est renouvelé en profondeur par son successeur, Bernard Reumaux, qui reprend  la double casquette de rédacteur en chef et directeur de maison d’édition.

L’âge d’or de La Nuée Bleue (1989-2018)

Journaliste à L’Alsace et cofondateur des éditions Bueb & Reumaux, Bernard Reumaux fait entrer la vénérable maison d’édition dans un véritable âge d’or, souligne Catherine Maurer. La réflexion éditoriale s’aiguise sous la pression de prégnants impératifs de rentabilité et prend corps dans des maquettes du graphiste Robert Massin (1925-2020), créateur de la collection de poche Folio chez Gallimard. Résultat : un essor sans précédent : le chiffre d’affaires double et passe, entre 1988 et 1994, de 4,3 millions à 9,7 millions de francs.
Un projet de co-édition avec l’éditeur parisien Jean-Claude Lattès est envisagé, pour la création d’une collection de littérature allemande dont quatre titres paraissent. La guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) suscite des publications comme Le Cahier de Sarajevo (1993) de Juan Goytisolo (1931-2017), traduit par François Maspero (1932-2015) – et les éditions La Nuée Bleue soutiennent les Rencontres européennes du livre de Sarajevo.
L’orientation alsatique et historique demeure majoritaire, avec des têtes d’affiche comme Tomi Ungerer (Mon Alsace, tiré à 7000 exemplaires en 1997), complétée par des offres d’ouvrages participant au débat public (L’Appel de Strasbourg, 1997),  renforcée par le succès des numéros des Saisons d’Alsace consacrés à la période 1939-1945. La revue fonctionne comme une sorte de ballon d’essai au profit de la maison d’édition, constate Pierre Kretz, l’un des auteurs et contributeurs réguliers au catalogue et au sommaire de l’une et l’autre, à l’enseigne de La Nuée Bleue.
Pilier de la revue (il est membre du conseil éditorial) comme de la maison d’édition, le médiéviste Georges Bischoff signe notamment, outre ses articles décoiffants, des ouvrages de référence comme  La guerre des Paysans (2010, 6500 exemplaires vendus), Le Siècle de Gutenberg (2018), Dans le ventre de l’Alsace (2020) ou Ruines fantastiques (2022).
En 2005, le livre de Robert Steegman sur le camp du Struthof, tiré de sa thèse monumentale (Struthof : le KL-Natzweiler et ses commandos. Une nébuleuse concentrationaire des deux côtés du Rhin, 1941-1945) et diffusé nationalement, se vend à plus de 20 000 exemplaires. Le chiffre d’affaires le plus élevé de l’histoire de La Nuée Bleue est atteint en 2006 : 2 559 104 euros, assuré notamment  par la publication de 40 nouveautés annuelles (80% d’alsatiques dont des albums de bandes dessinées comme Haut Koenigsburg – Le siège de 1633 de Christophe Carmona & Roger Seiter ou Histoire d’Alsace avec le dessinateur Jacques Martin, le créateur de la série des Alix)...
Suzanne Roth commet en 1986 la recette du best-seller absolu avec Les petits gâteaux d’Alsace, d’abord publié aux éditions du Rhin et constamment réédité par La Nuée Bleue depuis 1999 – plus de 100 000 exemplaires en ont été vendus. Une veine culinaire confortée avec les livres de la journaliste Simone Morgenthaler (dont La cuisine naturelle des plantes d’Alsace, coécrit avec le chef Hubert Maetz, consacré par le Grand Prix de l’Académie nationale de cuisine 2011), le pâtissier Thierry Mulhaupt (Tartes folles, 2014) ou la cheffe et blogeuse Leïla Martin.
Un beau florilège d’auteurs fétiche (Tomi Ungerer) et de guides pratiques (dont En bonne santé avec les plantes des Vosges d’Élisabeth et Christian  Busser, qui dépasse les 23 000 exemplaires) assure un socle de sécurité appréciable – sans oublier l’indépassable Plan de Strasbourg ou l’inusable Hansi et des intuitions d’éditeur aussitôt converties en grandes réussites...
Ainsi, de nouveaux venus dans le monde de l’illustration, Christian Heinrich et  Christian Jolibois, connaissent un succès international avec La petite poule qui voulait voir la mer – publié aussi en alsacien (2013).
Le retentissement de La grâce d’une cathédrale , un projet d’envergure (500 pages richement illustrées pour un volume de 4 kg) lancé en 2007 (7000 exemplaires du premier tirage vendus en trois semaines, un second épuisé l’année suivante) inaugure une collection, dirigée par Mgr Doré, l’ancien archevêque de Strasbourg. Elle est diffusée sur le plan national, en partenariat avec l’éditeur Place des Victoires – 25 titres paraissent entre 2010 et 2019...

La parole des possibles

En 2014, La Nuée Bleue est vendue à l’entreprise Les Éditions du Quotidien. En novembre 2018, Mathilde Reumaux succède à son père comme directrice des Éditions du Quotidien (filiale à 100% du Crédit Mutuel), avec la responsabilité de l’ensemble des marques éditoriales de la dite entreprise : Coprur, Serpenoise et La Nuée Bleue, devenue une institution dans une région attachée à l’écrit, déjà héritière d’une tradition fabuleuse (Georges Bischoff). Ce qui a fait la longévité de La Nuée Bleue, c’est la ténacité de ses directeurs, souligne Catherine Maurer – notamment celle du premier d’entre eux et de l’avant-dernier, qui ont disposé de trois décennies pour piloter la maison à travers aléas et turbulences, flux et reflux du marché du livre...
Aussitôt, la jeune directrice entreprend de déringardiser les alsatiques. Avec la collaboration de Daniel Fischer, maître de conférences en histoire à l’université de Lorraine, elle lance deux collections historiques d’un nouveau genre : L’Histoire est un roman propose des romans historiques avec une postface, inaugurée par Et la ville sera vide (2019), le premier roman du journaliste Olivier Claudon et Graine d’Histoire, proposant des livres pour enfants.
L’ancien journaliste Claude Mislin révèle La face cachée de Pierre Pflimlin (2021)  tandis que l’historienne Frédérique Neau-Dufour rappelle la nature du lien indéfectible du général de Gaulle à l’Alsace et à la France avant de s’essayer à la fiction historique avec La villa des Genêts d’or (2021).
En 2023, les Éditions du Quotidien prennent le nom d’EBRA Éditions et achètent une nouvelle maison d’édition, Le Verger Éditeur, de Pierre Marchant – commence alors un processus d’intégration, avec ses flux logistiques et ses tissages de fils...
Aujourd’hui, la raréfaction de la matière dont sont faits les livres sonnera-t-il le glas de l’imprimerie jusque dans son berceau strasbourgeois ? Le secteur passerait-il de la surproduction à la pénurie ? Si le papier ne semble pas encore au bout du rouleau, la question demeure posée, avec une transition numérique jusqu’alors payée par ses revenus décroissants : Y aura-t-il des livres à Noël ? Assurément, aussi longtemps que notre espèce fabulatrice se raconte des histoires et partage des récits – homo fictionus plutôt que numericus ? Aussi longtemps que la parole garde ouverte la possibilité d’autres aventures, d’autres partages du sensible et d’autres chemins à tracer. Comme celui d’un Pierre Mann, cinéaste-aventurier qui livre à La Nue Bleue ses Leçons d’humanité – des souvenirs forts, commençant à l’âge de six ans, sous le fracas des bombes au phosphore lancées sur sa ville le 13 février 1945...
Mais chaque homme n’est-il pas principe de commencement (Hannah Arendt) ? La parole des hommes n’infléchit-elle pas le cours de leur histoire avec des mots qui aident à vivre ? Voilà un siècle, d’une forme dans la nuée, d’un horizon entrevu d’une ruelle, quelqu’un a commencé une histoire qui dure bien après lui... C’est une évidence pour les neurobiologistes : l’être humain est un récit dans la folle marche du monde à la croyance, d’un monde et d’un temps communs, si peu communs, toujours à repenser.

Michel Loetscher

Catherine Maurer (et 70 témoins), La Nuée Bleue – 100 ans d’édition à Strasbourg, La Nuée bleue, septembre 2023, 262 p.-, 25€

Initialement paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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