Dans la lumière déchirante de la mer d'Ernest Pignon-Ernes

Voilà quarante ans que Pier Paolo Pasolini a été assassiné, et les questions demeurent, sans doute nous ne saurons jamais ce qui s’est exactement passé sur cette plage d’Ostie dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975… Pourquoi s’évertue-t-on encore à conserver le flou autour de ce meurtre ? Comme si le temps allait nous le faire oublier, bien au contraire !

Ernest Pignon-Ernest avait déjà tiré le signal du réveil des consciences en 1980, en collant sur les murs de Certaldo – puis à Naples dès 1988 – des dessins qui n’étaient pas sans rappeler le martyr de Pasolini en s’inspirant du Saint-Barthélemy écorché peint par Michel-Ange. Plus qu’un hommage rendu par le peintre qui en profita, à l’époque, pour dire les raisons de son attachement au réalisateur italien, et à ce que fut son destin : son œuvre de poète et de cinéaste, sa manière de fabriquer des images mais aussi son engagement dans le combat politique et sa fascination pour le corps nu, ce matériau devenu objet de vocabulaire, qu’il partage avec Ernest Pignon-Ernest.

 


Mais surtout, ce qui réunit les deux hommes, c’est leur lucidité à percevoir le détournement pervers vers lequel la société s’est ouverte, profitant du rapprochement entre les gens pour bouleverser les codes de communication. Et c’est parce que Pasolini était le chantre du corps, de la liberté, du sexe, qu’il avait pressenti avant tout le monde ce hold-up que le capitalisme libéral allait opérer sur les mentalités, transformant ces aspirations physiques et spirituelles pour les asservir à un service marchand. Souvenez-vous du climat des années 1970, les années de plomb – censures, procès, agressions – dans lequel Pasolini tentait de prêcher la liberté et de dénoncer les risques de nivellement, de destruction des valeurs qu’implique l’hégémonie d’une société sans autres critères que ceux de la réussite matérielle…

Tout en combattant l’acculturation, la déshumanisation programmée par la société libérale qu’il apparentait à une nouvelle barbarie, Pasolini affirmait la monstruosité d’un communisme incapable de considérer la personne humaine comme sacrée.

 


Pasolini, comme d’autres poètes, se jetait à corps perdu dans la mêlée, il luttait, même pour une cause perdue, à coups de mots-tocsins, s’arcboutant face à l’immonde, quitte à se mettre en danger. Et avec lui, ses frère, ses pairs, Rimbaud, Maïakovski, Artaud, Genet, Darwich… qu'Ernest Pignon-Ernest a toujours accompagnés, les relevant quand ils trébuchaient… les faisant surgir de la nuit sur des murs oubliés, des places, des rues commerçantes pour que les gens les voient, se heurtent à leur présence, que la suie de l’oubli soit effacée le temps d’un matin…

 

Ce très bel album raconte le réveil des dessins d’Ernest Pignon-Ernest dans les rues de Rome, à Ostie et à Naples, entre mai et juin 2015. Une image qui se veut le témoin et la complice d’une intention manifeste, d’une volonté d’agir, comme les lanceurs d’alerte sur le web qui nous interpellent : information et lutte contre l’oubli.

Le dessin fascine car il surgit en un lieu improbable, et accuse !

Pasolini est mort voici quarante ans mais son corps revient des limbes par la magie du fusain. Il porte son propre cadavre : ceci est mon corps, hurle le poème d’André Velter en ouverture du livre. Cadavre sans raison, sans réponse. Qu’avons-nous fait de lui, au final ?

 

François Xavier

 

Ernest Pignon-Ernest, Dans la lumière déchirante de la mer – Pasolini assassiné, accompagné d’un poème d’André Velter et d’une préface de Karin Espinosa, 90 illustrations quadri, 196x255, relié, Actes Sud, novembre 2015, 80 p. – 25,00 €

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