François Jarrigue : en danger de Progrès ?

Où mène le déferlement sans fin de gadgets destructeurs de l’environnement comme de notre entendement ? On n’arrête pas le progrès, dit-on... Même s’il mène à l’abîme, il faut aller toujours de l’avant dans une débauche d’énergie croissante... L’humanité est-elle vouée à s’adapter sans cesse au remplacement accéléré de ses machines et à subir leur domination ? Ou veut-elle vivre dans un monde qui dure ?
Les innovations ont toujours suscité la méfiance des vrais gens qui ne demandaient qu’à mener leur vraie vie en toute simplicité.
Dès 1811, les  ouvriers anglais brisent les machines imposées par les élites modernisatrices. Dès son introduction vers 1880, le téléphone fixe est mal accueilli : la sonnerie est alors l’attribut de la domesticité et personne n’a envie de se faire sonner comme un domestique...
En cette Belle Époque, les premiers automobilistes sont traités d’écraseurs d’animaux et d’enfants. En 1908, le juriste Ambroise Collin (1863-1929) fonde la Société protectrice contre les excès de l’automobilisme...  En 1892, le caricaturiste Albert Robida (1848-1926) décrit dans La Vie électrique les lendemains de catastrophe sans avenir amenés par de grands systèmes techniques vécus comme un mal si peu nécessaire... Derrière l’électrification du quotidien qui fonde nos modes de vie, rappelle  François Jarrigue, il y a de gigantesques infrastructures, des centrales thermiques fonctionnant au combustible, au pétrole, au charbon ou à l’uranium, de vastes mines – notamment de cuivre – disséminées dans le monde. Cette machinerie suscite de nombreux ravages sociaux et environnementaux.
L’historien interroge : la panne serait-elle la forme normale de fonctionnement des systèmes techniciens contemporains, extrêmement vulnérables du fait de leur dépendance à l’électricité, mais aussi de l’approvisionnement massif en énergie fossile ?
L’urbaniste Lewis Mumford (1895-1990) voyait l’autoritarisme technologique menacer l’humanité par la possibilité d’une rechute dans une barbarie plus radicale qu’il n’en a jamais existé dans les temps historiques (Les Transformations de l’homme, 1956).
Faudrait-il subir comme une fatalité le techno-fétichisme aveugle de ceux qui prétendent gouverner les choses par la technique plutôt que de gouverner les hommes par la politique ?
François Jarrigue rappelle que les guerres ont façonné les sociétés de consommation de masse jusqu’à ce seuil critique où il devient impératif de soumettre la technologie, et plus largement toutes les infrastructures matérielles, à un contrôle social strict, d’interroger le culte débridé du confort comme horizon de vie, de reconquérir la maîtrise des outils par lesquels nous intervenons et façonnons le monde. Le laboratoire de la guerre suivante s’étend déjà...
La conscience des problèmes environnementaux a toujours accompagné l’histoire de la société industrielle. Mais voilà qu’au nom de l’écologie nous est imposé le monde invivable de la surveillance algorithmique.
Ainsi, le QR-Code n’est que la dernière manifestation d’un vieux projet visant à accroître l’identification au temps des modernisations industrielles du XXe siècle. Destiné à accompagner l’expansion des grands magasins et leur projet de simplification de l’affichage et de fluidification  de la manutention, le code-barres (apparu en 1982) n’a pas tardé à équiper les êtres vivants, notamment le bétail. Désormais, il est question d’optimiser le contrôle des vivants entassés dans des villes intelligentes...
Comment en est-on arrivé à faire accepter le dispositif de de traçage numérique au plus grand nombre ? Par un prévisible tour de passe-passe : Il a d’abord fallu le justifier au nom de la santé ou de la culture, deux secteurs dominants pour légitimer des nouveautés technologiques...
On parle de sobriété énergétique voire de croissance verte mais on extrait et consume toujours plus d’énergie et de matières... Pourquoi alors ne pas passer à la civilisation du vélo plutôt que d’imposer la voiture électrique, un luxe au  coût écologique impayable qui exige la mise à la casse du patrimoine roulant existant ? Leurs lourdes batteries exigent d’extraire toujours plus de lithium... Y aurait-il un conflit entre l’écologie qui reconduit l’espérance dans l’innovation, exacerbant la course à la surconsommation et à l’obsolescence programmée, et l’écologie de la demande  qui interroge les besoins, les modes de vie et suggère d’examiner ce dont nous pouvons nous passer ?
Voilà que l’ on force le déploiement des compteurs Linky, en prétextant une gestion en temps réel de tous les flux. Mais cette autogestion technocratique par le numérique n’est-elle pas l’antithèse de l’idéal d’autogestion et d’autonomie voire une expropriation ? Les humains sont-ils à ce point devenus obsolètes qu’on préfère automatiser tous les aspects de leur existence ?
Le livre de François Jarrigue recueille une soixantaine de ses chroniques trimestrielles parues dans le journal La Décroissance sur plus d’une décennie (2011-2022). Il réactive la mémoire de ces résistances à l’imaginaire et à la volonté de puissance du système technicien. Face aux projets d’artificialisation et de prédation exacerbées sur un empilement d’abstractions et de profits chimériques, des bifurcations vitales restent possibles vers une véritable existence écologique, respectueuse des véritables richesses et beautés de ce monde. Une existence en conscience et plénitude qui les magnifierait et multiplierait au lieu de les tarir...

Michel Loetscher

François Jarrigue, On arrête (parfois) le progrès – histoire et décroissance, coll. Le pas de côté, éditions l’échappée, octobre 2022, 368 p.-, 22€

Première version parue dans Naturisme magazine.

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