Jean-Claude Guillebaud : Permettre l’avenir

L’ancien journaliste Jean-Claude Guillebaud devenu éditeur milite pour une « espérance engagée » qui passe par un «exercice de lucidité » voire un véritable « pari de desenvoûtement ».

 

Jean-Claude Guillebaud est éditeur, chroniqueur, écrivain - et une grande signature fort appréciée des lecteurs du Nouvel Observateur qui se reconnaissent dans son regard lucide sur le monde tel qu’il se défait. Dans La Tyrannie du plaisir (Seuil, 1998), il faisait le bilan clinique d’une « révolution sexuelle » instrumentalisée par les jouisseurs libéraux-libertaires.

Dans Le Principe d’humanité (Seuil, 2001), il mettait en garde contre la dissolution de l’humain par la technoscience asservie au marché.

Nourri en ses jeunes années par la pensée du philosophe allemand Ernst Bloch (1885-1977), il s’insurge contre l’inespoir d’aujourd’hui, tel qu’il est matraqué par de mortifères ritournelles qui dérobent un horizon commun par une reddition de la pensée : « L’époque nous inspire des idées de fatalité, ou de causes perdues. Jouissez vite du présent et n’attendez rien de l’avenir : on connaît la rengaine »…Rappelant un passage de la Torah qui invite à ne pas « abandonner le monde aux méchants », l’ancien reporter de guerre oppose un « optimisme de projet » basé sur « l’opiniâtreté de l’espérance » et « l’ardeur des recommencements » vivifiées par la solidarité à ce  mortifère acquiescement à une représentation réductrice de l’humain en homo oeconomicus aux prises avec la férocité et le vide d’une « société marchande » - c’est là toute une sorcellerie dont il serait urgent de se désenvoûter...

 

« L’exténuation de l’espérance »

 

Comment en sommes-nous arrivés là ? La « mise au tombeau de l’Europe » commencée durant la Grande Guerre se poursuit avec le « projet inégalitaire » des années Thatcher (« there is no alternative »…) et Reagan durant ces « trente piteuses » si pauvres en idées et en espérance, qui fait entrer « l’espèce non inhumaine » dans une « société de la précarité, du chômage de masse et de la dureté sociale » - cette « révolution conservatrice » se solde par « l’exténuation de l’espérance » : selon la « nouvelle vulgate néolibérale », l’avenir ne sera plus « construit par les citoyens mais produit par le marché et la fameuse RDTS (Recherche développement technique et scientifique) ».


Quelque chose s’est brisé là, laissant le champ libre à un impitoyable cynisme prédateur : « Une société qui n’est plus « tirée en avant » par une valorisation de l’avenir, une société sans promesse ni espérance est vouée à se durcir. Ramené à lui-même et cadenassé sur sa finitude, le présent devient un champ clos ».


Alors, la flamme de l’espérance se réfugie dans les marges, maintenue vivace par les bénévoles, ces nouvelles « sentinelles du désastre » qui font leur possible pour conjurer le pire – ce qui ne va pas sans effets pervers : « En tempérant les cruautés de la société marchande, le mouvement associatif permet de panser les plaies, mais, du même coup, il aide le système à perdurer. En accomplissant les tâches dévolues à l’Etat, il permet paradoxalement à ce dernier de se défausser à peu de frais d’une tâche qui lui incombait. Or cette « privatisation » de la solidarité est lourde de périls. On peut craindre que, de proche en proche, la charité prenne la place de la justice sociale, au prix d’une grave régression historique ».

 

Les cinq visages d’un séisme

 

Mais un autre monde respire sous les décombres fumants. Partout éclosent des « communautés de projet », des « déterminations éparpillées » fédérées par cette certitude : « un autre monde est possible »… Ne s’agit-il pas, comme le disait Oscar Wilde, d’avoir des « rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue en les poursuivant » ?

En 1980, Jean-Claude Guillebaud a quitté le journalisme pour s’occuper de sciences humaines dans l’édition et comprendre les grandes mutations à l’œuvre en ce temps : le décentrement du monde, la globalisation, la révolution génétique, la révolution numérique (qui accélère la mutation génétique et la toute-puissance du « marché ») et la révolution écologique.


Après avoir énuméré ces « cinq visages de la mutation contemporaine », Jean-Claude Guillebaud invite, dans cette Europe qui « glisse doucement vers son troisième âge », à relever le défi de cette « nouvelle période axiale » et surmonter l’actuelle « dérive inquisitoriale de la question européenne » là où « l’air du temps nous invite quotidiennement à cette désespérance consentie, à un insipide renoncement » - là où « les économistes de la pensée dominante » en appellent à la « dépréciation du futur » : « la nouvelle faiblesse de l’Europe tient à l’inespoir confortable qui habite son imaginaire ».

 

Un « optimisme stratégique »

 

Dans le sillage de Jeremy Rifkin qui prophétisait l’entrée de l’espèce dans une « civilisation de l’empathie », l’essayiste propose le parti pris réaliste d’un « optimisme stratégique » : puisque le pessimisme est autoréalisateur (il contribue à faire advenir ce qu’on redoute), pourquoi l’optimisme ne serait-il pas « constitutif du succès » ? La confiance partagée ne serait-elle pas plus productive que la défiance généralisée ? « Face aux impératifs concurrentiels d’une économie mondialisée, les spécialistes reconnaissent aujourd’hui que le meilleur atout dont puisse disposer une économie nationale, c’est la cohésion sociale. Or cette dernière est rendue possible grâce à deux ingrédients immatériels : un sentiment de justice et un degré minimal de confiance. L’un et l’autre sont inatteignables dès lors que prévaut une vision dépréciative de l’être humain ».


Si « la désespérance n’est pas mieux fondée que l’espérance », alors cette dernière peut être décidée envers et contre tout – il ne saurait être question de capituler devant l’insoutenable…

Après s’être mordu la queue, le serpent va-t-il changer de peau ?

 Un nouveau monde émerge, et la parole forte de Jean-Claude Guillebaud invite à l’entendre respirer – le temps d’une lecture régénérante qui rendrait l’avenir à nouveau habitable comme un bon livre hospitalier, d’une petite musique obstinée qui le rendrait enfin audible pour tous...

 

Michel Loetscher

 

Jean-Claude Guillebaud, Une autre vie est possible, L’Iconoclaste, août 2012, 214 p., 14 €

 

Une première version de cet article a paru dans les Affiches-Moniteur

 

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