Gauguin en Martinique, l’étape fondatrice

Les liens de Gauguin avec l’Amérique sont anciens. Sa grand-mère Flora Tristan, amie de Georges Sand, était d’une famille d’ascendance aragonaise établie au Pérou. Il passe sa petite enfance, à Lima, capitale du pays. Il embarque pour deux voyages vers Rio de Janeiro lorsqu’il est pilotin sur le trois mats « Luzitano ». Puis en 1867, jeune lieutenant sur le clipper « Chili », il vogue vers Valparaiso et double le Cap Horn.
En 1887, arrive le voyage à bord du « Canada » vers Panama où en compagnie de Charles Laval, un peintre que Gauguin a rencontré à la célèbre pension Gloanec, à Pont-Aven, il part « vivre en sauvage. Il écrit alors: « J’emporte mes couleurs et mes pinceaux et je me retremperai loin de tous les hommes ». Tandis que Laval signe des portraits, dans des conditions pénibles Gauguin travaille à Colón en tant que « préposé aux écritures », et non pas comme il s’est plu à l’écrire en qualité de  terrassier. Mais il constate de près le terrible labeur des milliers d’ouvriers participant au percement du Canal. Ayant un peu d’argent en poche, ils arrivent tous deux en Martinique. L’île qui compte alors environ 175 000 habitants vit en grande partie de la production du sucre de canne. Le produit connaît cependant des aléas significatifs dans les prix ce qui est source de pauvreté pour la population.

 

Ils sont indéniablement séduits par l’ambiance locale. « Les indigènes offrent le pittoresque le plus infini que nous puissions désirer. Il y a à observer et à produire dans une voie absolument inexploitée pour plusieurs existences d’artistes » écrit Laval à Ferdinand du Puygaudeau, un peintre postimpressionniste. Bien qu’il souffre de dysenterie et de paludisme, Gauguin considère cette brève période martiniquaise de quatre mois environ comme une « expérience décisive ». Il écrit à Schuffenecker, autre ami peintre de Pont-Aven : « Je n’ai jamais eu une peinture aussi claire, aussi lucide, avec autant de fantaisie ».  

 

En Martinique, comme s’il se souvenait des lointaines heures de son enfance sous la lumière américaine, Gauguin va restituer dans chacun des dix-sept tableaux réalisés deux thèmes essentiels, la nature et avant tout les arbres tropicaux comme les manguiers, les cocotiers et les calebassiers, les habitants et avant tout les femmes, ces porteuses qui vont des plantations vers les marchés portant sur la tête les paniers remplis de fruits et de légumes, assujetties à un travail quotidien pénible à peine rétribué (Allées et venues, Martinique, huile sur toile). Il saisit ce monde qui lui paraît calme et avenant en le traduisant par des harmonies de couleurs contrastées mais toujours maîtrisées, une touche légère, évitant les empâtements, privilégiant une matité qui renvoie aux anciennes fresques, usant des aplats et des cernes qu’il a retenus de son passage breton, choisissant les obliques qui accentuent les reliefs et les perspectives, construisant des plans en apparence simples mais qui sont de véritables tours de force, tout cela réuni donnant en effet de tapisserie vivante et vraie.
Ce qu’il aime, c’est l’exubérance de la végétation, l’énergie des plantes, les costumes locaux, les têtes coiffées des madras de coton à rayures vives, considérés comme un signe de l’identité créole et dont les divers nouages sont autant de prétextes à de délicats croquis.

 

Vivant dans une manière de cabane, au Carbet, sur la côte ouest de l’île, à quelques kilomètres à peine de Saint-Pierre, Gauguin exécute en 1887 un merveilleux tableau où tout ce qui serait matière à l’enchanter est repris en l’état, avec une éminente poésie dans la facture, les pentes de la Montagne Pelée s’élevant vers le ciel et couronnées de nuages, sur la plage le sable gris, les troncs des raisiniers ondulant, une chèvre curieuse, des gens qui vaquent, la mer d’un bleu profond que de fines nuances font mouvoir. Il fait beau, chaud, l’air reste frais, on est soudain devant un coin préservé de l’éden, face à une « scène idyllique » et un prestigieux « jeu décoratif » pour reprendre les mots de Joost van der Hoeven.

Ces toiles ont été préparées avec soin par de nombreux croquis pris sur le motif et de notations qui précisent des détails, au pastel, à la pierre noire, à la plume, remplissant de petits carnets dont on peut admirer plusieurs feuilles, toutes très bien présentées sur de grandes vitres, ce qui permet de les voir recto verso. En quelques mois, le peintre a, dirait-on, déjà acquis ce savoir sans égal qu’il développera plus tard à Tahiti.  

 

Laval de son côté, moins représenté dans l’exposition mais sans doute pas moins actif lorsqu’il est sur place puisqu’on estime qu’il a réalisé une trentaine de tableaux (son séjour il est vrai se poursuivra plus longtemps que celui de Gauguin), aborde autrement les sujets. Il fait montre d’un style différent et plus hardi, d’un sens esthétique radicalement divergent de celui de son compagnon, adoptant d’autres couleurs et d’autres mouvements, des contours plus sinueux, des compositions plus agitées, une réalité davantage imaginée (Paysage, huile sur toile et Deux cavaliers sur la plage, aquarelle sur papier). Il est intéressant pour le visiteur de comparer les deux artistes dont il voit, à l’entrée de l’exposition, les portraits, également révélateurs des personnalités et des dispositions.

Des documents, des lettres, des objets dont un magnifique buffet réalisé par Gauguin et Bernard dit « du Paradis terrestre » font de cette exposition rétrospective un important maillon dans la chaîne de la connaissance de la vie et l’œuvre de Gauguin, rappelant ainsi que cette brève étape dans sa vie aura été décisive dans sa carrière.   

Dominique Vergnon

Maite van Dijk, Joost van der Hoeven, Gauguin et Laval en Martinique, 21,5x26 cm, 186 illustration, Fond Mercator/Van Gogh Museum, octobre 2018, 176 pages, 29,95 euros.

Musée Van Gogh, Amsterdam, jusqu’au 13 janvier 2019

 

 

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