Et si Friedrich Nietzsche avait raison ?

Il y a des auteurs avec qui il faut mieux débuter par la fin, d’autant que Nietzsche n’est vraiment pas n’importe qui, trop souvent cité à la va-vite, trop vite catalogué et caricaturé alors qu’il est sans conteste LE penseur qui a le mieux perçu, senti et développé le fléau que tout humain porte sur ses épaules, et combien il est difficile de s’en débarrasser, ne serait-ce qu’un instant pour tenter de jouir du moment présent…
Alors pour celui qui voudrait connaître un peu mieux cet "énergumène" qui psalmodiait au vent sur les rives du lac de Sils Maria – Je fis halte près d’un énorme rocher dressé comme une pyramide, non loin de Surlej ; c’est alors que me vint cette pensée –, ce troisième – et dernier – tome de la Pléiade s’avère indispensable, voire le premier à ouvrir car, justement, il débute par le fulgurant Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) pour se poursuivre avec Crépuscule des idoles et L’AntéchristCe livre est réservé au plus petit nombre. Peut-être même qu’aucun n’est encore né – et se clore par Ecce Homo – astucieusement sous-titré Comment on devient ce que l'on est – que l’on devrait vite offrir à nos dirigeants…
Où l'on y découvre aussi un Nietzsche poète, un auteur d'aphorismes croustillants – Grâce à la musique, les passions jouissent d'elles-mêmes – et un chroniqueur précis et inquiet qui analyse parfaitement la dérive de la société allemande obnubilée par l'argent et la quête de pouvoir au détriment de sa culture et de sa spiritualité qui s'évaporent, poussant le peuple vers l'abîme ; l'Histoire lui donnera, une fois encore, raison.
Malgré les déclarations de sa sœur et une légende sulfureuse, Nietzsche n'était pas fou, la célèbre phrase de Schumann ne cessait de l'accompagner : Ein Künstler, der wahnsinnig wird, ist immer im Kampfe mit seiner eigenen Natur (Un artiste qui devient fou est toujours en lutte contre sa propre nature) mais un être frappé du sens de la réalité, mut par la lucidité et avouons-le, c'est plus une tare qu'un don tant alors la vie semble impossible, absurde, folle... inutile ?
Ainsi en témoigne ce "fameux" Zarathoustra dont on savoure d'emblée le sous-titre (Un livre pour tous et pour personne) dénigré par son auteur – est-il né posthume, comme il le dit ? – et si mal reçu à sa parution, mais qui deviendra au fil des temps un classique : mais l’a-t-on réellement lu et compris ? Comment l’aborder ?
C’est une œuvre qui évite systématiquement l’allure d’un exposé doctrinal et qui se présente plutôt comme une suite de paraboles. Or le livre peut aussi se concevoir comme ne s’adressant à personne puisque Nietzsche ne rompt pas avec une attitude de dissimulation – Les conditions nécessaires pour me comprendre, et qui, alors, me feront nécessairement comprendre, je ne les connais que trop bien. Il faut être, dans les choses de l’esprit, intègre jusqu’à la dureté, pour pouvoir seulement supporter mon sérieux, la passion – et, au contraire, en devient une prise de position paradoxale, affichant explicitement sa préférence pour un discours ésotérique, tenu sous un masque comme en témoignent plusieurs aphorismes. Il faut reconnaître que l’ampleur du projet – exposer sa pensée la plus abyssale – était un défi extraordinaire que Nietzsche avouera n’avoir pu relever  – lettre à Peter Gast – dans sa volonté de forger un style de poète-prophète. Sauf qu’aujourd’hui on constate que ses prévisions s’avèrent exactes… Tous les dieux sont morts : nous voulons que désormais vive le surhumain.
En effet, l’Homme cherche à convertir sa faiblesse en avantage, mince réussite que Nietzsche dépeint comme une victoire provisoire puisqu’elle ne garantit rien, et surtout pas la survie de l’espèce. Nos concepts ne sont alors que des métaphores, donc des transpositions : et le danger réside dans le fait qu’on leur donne une importance considérable qui modifie notre intellect pour lui faire croire qu’il saisit ainsi le monde et nous pousse à croire en la vérité de ce qui est dit. Elles se transforment alors en outils dont les échafaudages logiques effacent soigneusement toute trace de leur fragilité initiale, et, surtout de leur enracinement dans l’univers des instincts dont les rapports et les conflits demeurent le moteur principal des individus. L’expansion de l’espèce humaine projette sur le monde un réseau conceptuel destiné à lui assurer la capacité de la maîtriser en fonction de ses intérêts, aussitôt présentés comme nécessités vitales (fake news ?). Ainsi, l’Homme oublie le mirage sur lequel repose sa relation à la réalité (vérité ?) qui reste tributaire du mensonge qu’elle condamne.

[...]
Je me suis fait chercheur là où le vent mugit ?
          J'ai fixé ma demeure
Dans le séjour de l'ours, où personne n'habite,
Insoucieux de Dieu, des hommes, prières,
Transformé en fantôme errant sur les glaciers ?

– Mes vieux amis, voyez ! Vous pâlissez soudain,
         Pleins d'horreur et de pitié !
Ne vous irritez pas ! Ici –
vous ne sauriez
Vivre, si loin, entre la glace et le rocher

Ici, on est chasseur et pareil au chamois.
[...]

Quant à la question divine, Nietzsche reproche, ni plus ni moins à Dieu de l’avoir retardé – éducation chrétienne – dans l’annonce qu’il se targue d’être le premier à faire : vouloir libérer le temps ! S’affranchir de toute l’histoire passée, restaurer ad integrum le passé. Ma formule : l’Antéchrist même est la logique nécessaire dans l’évolution d’un vrai chrétien ; en moi, c’est le christianisme qui triomphe de lui-même en se dépassant. Corollaire applicable à toutes les religions, il va sans dire… Ce fameux libre-arbitre. Position élitiste de Nietzsche ? Absolument, et assumée : Le reste n'est que l'humanité : il faut être supérieur à l'humanité, par sa force, par sa hauteur d'âme, par son mépris. Tout le contraire du woke ! Une formule que Michel Audiard traduisit dans l'une de ses meilleures répliques : Je ne parle pas aux cons, ça les instruits. Au-delà de la boutade on comprend l'impossible réconciliation avec le présent, Nietzsche n'ayant d'yeux que pour l'extra-ordinaire, ce qui surpasse tout, à commencer par les concepts : le "progrès" n'est qu'une idée moderne, c'est-à-dire une idée fausse.
Alors comment vivre sans dieu ni maître ? L’homme est-il un animal dénaturé, comme l'affirmait Vercors, ou raisonnable dès lors qu’il serait mû par autre chose qu’une observance aveugle à un dogme ? Quid du surhomme ? N’est-ce qu’un fantasme qui s’inscrirait dans un horizon d’attente et ne présupposerait en rien tel peuple défini en fonction d’une nation ou d’une forme politique : Vous les solitaires d’aujourd’hui, vous les dissidents, un jour vous formerez un peuple : de vous, qui vous élisez vous-mêmes, naîtra un peuple élu : – et, de, lui, le surhumain. Une certaine actualité au Proche-Orient tend à démontrer que certains ont mal lu Nietzsche. Car de cette nouvelle alliance entre esprits libres doit naître, non le suprématisme mais bien le sérieux terrestre, cette grande santé qui appellera à la mise en pratique d’une grande politique. Alors folie que tout cela ?
Sans doute mais César, Napoléon, Gandhi, le Général, etc. ne furent-ils pas, eux aussi, habités d’une certaine folie sans quoi rien ne peut être entrepris ?
Exit donc la morale pour porter l’espoir : le nihilisme serait ainsi un système de cette histoire en train de basculer vers une nouvelle conversion : de l’universalité vers l’essentiel ? Mais quid de la liberté et sur quelle base l’humanité peut se donner elle-même une fin qui n’est pas un terme, mais son propre dépassement ? Surtout s’il doit être entre les mains d’un rédempteur : l’agenda 2030 des fous furieux de Davos qui rêvent d’un gouvernement mondial rappelle plutôt les sombres pages de 1984 plutôt que l’apaisement général…

Qui sait respirer l'air de mes écrits sait que c'est un air des hauteurs, un air vigoureux. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le danger n'est pas peu grand d'y prendre froid.
[...]
Je vous enjoins de me perdre et de vous trouver : et une fois seulement que vous m'aurez tous renié, je reviendrai vers vous...

Quel homme nous délivrera de ces idéaux tous plus abscons les uns que les autres ? À moins que le surhomme – tout comme pour le djihad ou l’alyah, qui sont respectivement un combat en soi pour s'améliorer ou l’ascension mystique de soi, l'ascension de son âme, donc ni une guerre sainte ni un blanc seing pour envahir une région – ne doive se trouver en chacun de nous, ce qui implique de penser tout autrement, donc de rejeter l'ensemble de nos connaissances pour (re)voir le monde différemment : bon courage !
Sans religion aucune ni idéologie l’Homme serait alors conduit – mais par qui ? – vers la vraie lumière, à savoir l’amor fati qui provient de l’intuition d’un éternel retour, ce balancier qui déséquilibre le monde voué à poursuivre sans fin un récit inconsciemment subi à travers des alternances – une fois en haut, une fois en bas ou une fois à gauche une fois à droite, de l'ennui à la souffrance selon Schopenhauer – qui ne seraient dues qu’au hasard. Sommes-nous donc damnés ? Encore et toujours en quête de l’homme providentiel sommes-nous condamnés, fléau de l’Homme dénaturé ?

François Xavier

Friedrich Nietzsche, Œuvres Tome III – Ainsi parlait Zarathoustra et autres récits, édition publiée sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n° 668, Gallimard, octobre 2023, 1376 p.-, 69€ jusqu’au 30 avril 2024 puis 76€

Ce volume contient :

Préface - Chronologie (1882-1900) - Ainsi parlait Zarathoustra - Par-delà bien et mal - Pour la généalogie de la morale - Le Cas Wagner - Crépuscule des idoles - L'Antéchrist - Nietzsche contre Wagner - Ecce Homo - Notices et notes - Index des trois volumes par Fabrice de Salies.

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