Du bruit dans Landerneau, le dictionnaire des noms propres du parler commun de Patrice Louis

Tout le monde connaît l'expression Ave, Caesar, morituri te salutant, et tout le monde sait qu'elle était prononcée par les gladiateurs au moment où ils entraient dans l’arène, mais très few sont les happy qui savent que le mot Caesar ne désigne pas ici César, et qu’il est en fait utilisé comme nom générique pouvant s’appliquer à n’importe quel empereur romain (et, plus tard, russe ou teuton, puisque tsar et Kaiser n’en sont que des variantes). Le phénomène est pourtant répertorié et porte en rhétorique le nom d’antonomase : empruntés à la réalité ou à la fiction, certains noms propres ont une valeur symbolique si forte qu’ils sont devenus noms communs : un « harpagon » pour un avare, un « tartuffe » pour un hypocrite.

C’est sur ce type de « glissement sémantique » que se penche Du Bruit dans Landerneau de Patrice Louis chez Arléa. Ce Dictionnaire des noms propres du parler commun ressort dans une édition « mise à jour et augmentée », comptant près de six cents pages. Les informations qu’on y trouve sont souvent étonnantes et passionnantes : l’antonomase est parfois si réussie, si bien établie que, paradoxalement, on ignore qu’il y avait au départ un nom propre. Sait-on que le mot « espiègle » est une francisation du nom de Till Eulenspiegel, héros de la littérature allemande du XVIe siècle, et qui vendait des miroirs (Spiegel) ? Qui est conscient que le mot « laïus », synonyme de « discours », est dérivé du nom de Laïos ? Il y eut au XIXe siècle un professeur de l’École polytechnique pour qui tout était prétexte à évoquer l’infortuné père d’Œdipe. D’où le refrain chez ses étudiants : « il va encore nous bassiner avec son Laïos ! » Et l’on a fini par confondre le sujet du discours et le discours lui-même…

Toutefois, l’ouvrage eût été bien meilleur si son corpus était mieux défini. Cédant au syndrome des spécialistes qui voient l’univers entier par le petit bout de la lorgnette de leur spécialité, Patrice Louis a inclus dans son dictionnaire un certain nombre de noms qui, franchement, n’ont pas vraiment gagné leur place dans le langage populaire. Dit-on vraiment « pousser des cris de Mélusine » ? Dit-on « une bête du Gévaudan » ? « une Cendrillon » pour parler d’une « femme qui voit son rêve se réaliser » ? « un Frankenstein » pour désigner un « monstre sans conscience » ? Et la « dictée de Pivot » représente-t-elle vraiment « la mesure du goût pour la culture de l’écrit » ? Il a manqué à Patrice Louis un mentor — un de ces editors anglo-saxons dont le travail consiste à aider l’auteur à sucrer toutes les pages inutiles de son manuscrit, et c’est dommage, car son dictionnaire aurait gagné en force ce qu’il eût perdu en volume. Mais cela touche au système même de l’édition en France, et nous entraînerait trop loin. Rappelons-nous, dans les sixties,  le cas d’Etiemble, qui, pour nous convaincre des dangers du franglais, avait fini par inventer lui-même des mots franglais !

FAL

Patrice Louis, Du bruit dans Landerneau, Dictionnaire des noms propres du parler commun, Arléa, poche, mars 2005, 380 pages, 20 euros
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