Le Journal de Lucien Suel est en 3 D

La littérature d’aujourd’hui ne se résume pas à des narrations plates et à des phrases bien lisses. Elle peut dérouter le lecteur tout en le captivant. Elle prend le pari de l’invention en suivant le pas des grands aventuriers. Elle assume Louis-Ferdinand Céline, William Burroughs ou encore Witold Gombrowicz. Elle pense que le roman n’a pas rendu son dernier souffle. Surtout, elle veut partager sa foi car elle estime le lecteur, elle le respecte. Elle ne le considère pas comme un client. Elle devine sa passion et c’est à cette passion qu’elle s’adresse. Tous les livres ne sont pas des marchandises standardisées. Tous les écrivains ne sont pas des médiatiques. On voudrait que Lucien Suel n’atteigne pas 107 ans avant d’être célébré comme celui qui ranima le roman, alors quelque peu anémié, en 2008 (Mort d’un jardinier, La Table Ronde), en 2009 (La patience de Mauricette, La Table Ronde) et en 2012 (Blanche Étincelle, La Table Ronde). 

 

La publication de son Journal ajoute de l’évidence à mon propos. Car voici autre chose qu’un recueil de notations semées à la suite des jours. Ce n’est pas un agenda délivrant les états d’une vie, d’une pensée. C’est cela aussi mais dans une forme renouvelée qui opère en trois dimensions. Il en résulte un certain relief et comme un effet d’hologramme.

 

Les jours de Lucien Suel sont donnés à lire au fil de la vie courante faite de rencontres, de voyages, de lectures, de projets aussi. Il est hospitalisé. Il écoute Throbbing Gristle. Il lance Moue de Veau, une revue improductive dédiée aux déchets. Il parle de Christophe Tarkos, d’Ivar Ch’Vavar, de Mauricette Beaussart, de William Brown, de concerts auxquels il assiste, de performances qu’il accomplit devant des salles acquises au rock plus qu’à la poésie. Il célèbre les amis, connus et anonymes. Il déroule le ruban d’une vie où la littérature est omniprésente, où les écrivains sont les ombres nécessaires au cheminement : Bloy, Huysmans, Jouve, Kerouac, Hugo Ball. Voici pour le temps linéaire, mais la page se soulève, adoptant d’autres codes, des typographies différentes. Sans vraiment interrompre le récit des jours, des commentaires s’incrustent qui vantent des marques de bières. Ailleurs, ce sont des phrases introduites par on, jouant sur le registre de l’aphorisme et du dicton, usant des tautologies comme du zeugme : « On ne pense pas à regarder sa montre au moment de mourir ; on voyage au bout de la nuit en moins de douze heures ; on est jeune de plus en plus longtemps ; on fend le bois de la forêt de Brocéliande avec un merlin. »

 

Aucune mélancolie dans ces Versets de la bière qui prodiguent une ivresse réelle. Lucien Suel a beaucoup de talent. On vérifie, en le lisant, que le Journal est un genre littéraire.

 

Guy Darol

 

Lucien Suel, Les Versets de la bière (1986-2006), Éditions Dernier Télégramme, janvier 2010, 158 p., 16 €

 

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