Romain Sarnel réinitialise Nietzsche (III)

En cinq déclics et autant de périodes, le philosophe Romain Sarnel balaie les contresens qui brouillent la lecture de Nietzsche à partir des traductions qui sont livrées à notre connaissance. L’auteur d’une nouvelle lecture du Prologue de Zoroastre (L’Arche Éditeur, 2000) poursuit son entreprise d’éclaircissement dans un Comprendre Nietzsche qui est à première vue un guide mais plus encore une loupe pour se défaire des notions que l’on croyait exactes (volonté de puissance, éternel retour du même, surhomme…) et qui se révèlent être des montages organisés par la sœur de Nietzsche, Elisabeth Förster, et son ancien ami Peter Gast, contrefaçons reprises sans discernement par Heidegger, Michel Foucault et Gilles Deleuze.
Voici donc une révolution sémantique permettant de découvrir un autre penseur, en somme irrévélé, dont les enjeux introduisent l’énergie de la joie et de la créativité au centre d’un système résolument perspectiviste. L’ouvrage prend place dans une collection intitulée Essai Graphique, mettant ainsi en correspondance la vitaminique réflexion de Romain Sarnel avec des dessins de Naema Bellart. Dès lors Nietzsche devient visible et enfin lisible.

— Deux mots reviennent sous votre plume trempée dans l'air acide et résolument futuriste : création et perspectivisme. Voulez-vous dire que la création est toujours projetée vers l'avenir ? J'ai très nettement l'impression du contraire. La création de nos jours est rétromaniaque (pour reprendre la formule de Simon Reynolds), tranquillement frileuse et strictement commerciale. Oui ou non ?
Il y a une différence entre la création et la production. La production actuelle est ennuyeuse à mourir, elle n'a pas d'allant, pas d'idée nouvelle, pas d'enjeu, pas de perspective d'avenir. La création, c'est tout autre chose. La création est toujours en avance, elle est l'avant-pointe de l'actualité, elle est une projection vers l'avenir, une extrapolation. Si ce n'est pas le cas, il ne s'agit pas de création. Le rôle des artistes et des poètes est fondamental pour une société, ils permettent qu'une société évolue. Une société qui serait sans artistes et sans poètes serait une société morte. Toutes les sociétés totalitaires essayent de tuer les artistes, taxés de « dégénérés », et les poètes, taxés de « menteurs » ; c'est pourquoi au final elles sont vouées à la mort.
Le rapprochement entre la « création » et le « perspectivisme » est fécond, car ces notions correspondent aux deux polarités réelles de l'œuvre de Nietzsche. La théorie de la « création » est élaborée par Nietzsche dans le long poème Ainsi parla Zoroastre, et c'est dans la préface de l'ouvrage Au-delà des principes bien et mal qu'il définit sa philosophie comme étant « le perspectivisme ». Avec la création et le perspectivisme, nous sommes bien loin de la « volonté de puissance » et de l'« éternel retour », tels que les affichent la sœur Elisabeth Förster et le professeur Martin Heidegger.
La création et le perspectivisme sont les deux notions positives de Nietzsche qui sont les plus mal comprises. Qu'est-ce que Nietzsche entend par création ? Et qu'est-ce qu'il entend par perspectivisme ? Le perspectivisme, qui est le système philosophique de Nietzsche, n'en déplaise à ceux qui croient que Nietzsche n'a pas de système, n'a jamais été envisagé de façon approfondie, alors qu'il s'agit d'un des systèmes philosophiques les plus dynamiques qui soient et qui n'a d'égal que le transformisme d'Héraclite. Les perspectives sont aussi des trajectoires.
Le monde de Nietzsche est un monde de trajectoires. Sartre disait que l'être humain est un « projet », pour Nietzsche il est un trajet. Le trajet est une transformation du réel, mais en même temps il est une transformation de soi. C'est en transformant que l'on se transforme. C'est en créant que l'on se crée. Le perspectivisme de Nietzsche est une philosophie de l'action. C'est l'action qui ouvre des perspectives. Et c'est l'ensemble des perspectives qui s'ouvrent à travers le réel, qui constitue ce que Nietzsche appelle « Notre nouvel ''infini'' », dans son ouvrage La Science joyeuse. Une perspective qui s'ouvre, c'est un horizon qui s'élargit. La philosophie a pour fonction d'élargir les horizons. D'une certaine manière, la création est elle aussi infinie. Dès qu'une création est terminée, elle invite à reprendre, à repartir, à aller plus loin. La création d'un artiste, d'un écrivain ou d'un penseur, n'est jamais achevée, elle a toujours des ramifications, des rebonds, des transversalités.
Du point de vue de la créativité, le perspectivisme de Nietzsche est un transversalisme. C'est en cela que consiste son actualité, ou plutôt sa transactualité, sa transhistoricité. Après les Trente Glorieuses, qui ont été fécondes en matière de philosophie, les trente dernières années ont été désastreuses, elles ont vu apparaître les « nouveaux réactionnaires » et les « antimodernes », qui sont en somme des penseurs passéistes. Or, la philosophie vivante n'est pas une reproduction ni une répétition, mais une capacité à mettre les questions en perspective et à préparer l'avenir.

— De quelle façon Nietzsche avec sa science joyeuse peut-il de nos jours aiguiser le fil de l'invention, du risque et de la créativité ? Que pourrait-il vraiment contre les murs de Berlin et de Chine qui s'opposent aux aventures de l'imagination et par imagination j'entends le goût de la forme intrépide ?
La vérité sur Nietzsche, c'est qu'il est héraclitéen de part en part. Dans son testament philosophique qu'est le Crépuscule des divinités, le seul philosophe que Nietzsche revendique, c'est Héraclite, pour sa lutte contre la théorie de l'Être, pour sa lutte en faveur du devenir. Et le seul poète qu'il y revendique, c'est Goethe, pour sa dimension européenne et non strictement allemande. Les trois philosophes que Nietzsche critique dans ce Crépuscule des divinités, ce sont Socrate, Platon, et Parménide sous la figure des Éléates ; Parménide pour sa théorie de l'Être total excluant tous les non-êtres, Platon pour sa théorie des Formes immuables excluant toutes les créations, et Socrate pour sa théorie de la Vérité en soi excluant toutes les recherches en errance. Comme pour le perspectivisme, la science joyeuse de Nietzsche, la fameuse fröhliche Wissenschaft, n'a pas été explorée. Personne n'a demandé à Nietzsche ce qu'il entendait par science joyeuse, comme personne ne lui a demandé ce que signifiait pour lui le fait de se référer au penseur perse Zoroastre, ce dont il se plaignait dans son dernier ouvrage. Il serait temps, pour ouvrir des perspectives, de prendre en considération la science joyeuse, telle que Nietzsche l'a envisagée à partir du modèle de la poésie. La science joyeuse rend possible, en effet, l'invention allègre, la prise de risque primesautière et la créativité enjouée.
Ainsi, la science joyeuse permet-elle de lutter contre le pessimisme laminant, contre la morosité ambiante et contre les rabat-joie. Le moyen utilisé par la science joyeuse consiste à mettre l'érudition au service de la vie. Car Nietzsche s'est rendu compte que depuis plusieurs millénaires l'érudition a été mise au service des forces de la mort. La chute des empires, des dictatures et des murs est inéluctable, ils ne sont pas éternels, ils ont une fin, alors que l'imagination comme possibilité de transfiguration est infinie. Pour Nietzsche, les poètes et les artistes sont des transfigurateurs. Si nous avions à définir sa philosophie, nous pourrions dire que Nietzsche s'oriente vers une philosophie transfigurale.

— Vous êtes l'éditeur d'une Lettre transréaliste (et/ou transversaliste), bulletin d'information de l'OuPhiPo, Ouvroir de Philosophie Potentielle. Qu'est-ce que Romain Sarnel a à voir avec le mathématicien François Le Lionnais et l'éminent poète Raymond Queneau ? De plus votre message est envoyé par courrier postal, pensez-vous que cette voie, de moins en moins empruntée, puisse secouer les consciences ?
À l'heure de la surveillance planétaire des messages électroniques et des conversations téléphoniques au profit des gouvernements, le courrier postal reste le plus sûr moyen d'échapper au contrôle d'État. L'important est de sauvegarder notre liberté. En ces temps d'une mondialisation qui écrase les esprits par des diktats financiers, la correspondance stimule la conscience de part et d'autre, autant du côté de l'expéditeur que de celui du destinataire. Ce qui compte, ce sont les micro-transformations qui émergent dans une société. L'envoi d'une Lettre transréaliste ou de Lettres transversalistes par voie postale permet une transmission, à défaut d'une diffusion. Une pensée a besoin d'être transmise pour être traduite, donc transformée. En philosophie, la transmission est première par rapport à la diffusion, comme en sciences la transcription est première par rapport à la divulgation. Paul Éluard a dit que « la poésie est contagieuse », je pense que la philosophie doit être contagieuse également. Il existe des courants de pensée qui dynamisent la société.
Et le transversalisme est l'un de ces courants de pensée. Il tient tout à la fois de la Communauté inavouable de Blanchot, de la revue Acéphale de Bataille, et effectivement de l'Ouvroir de Littérature Potentielle de Le Lionnais et de Queneau pour avoir mêlé science et poésie. Nietzsche n'est pas loin avec sa science joyeuse. De plus, le thème fédérateur du transversalisme est le potentiel créatif, en référence à Spinoza qui voit la « liberté humaine » dans la « potentialité de l'intellect ». C'est dans ce sens que j'ai retraduit la trop controversée « volonté de puissance » par le désir vers la potentialité, qui est simplement le vouloir-faire du jeune enfant. Le point commun entre l'OuLiPo, l'Ouvroir de Littérature Potentielle, et l'OuPhiPo, c'est le fait d'expérimenter de nouvelles formes de langage et de pensée. Depuis son origine, la philosophie est liée à la poésie et à la mathématique, c'est-à-dire à Empédocle et à Pythagore. L'OuPhiPo, l'Ouvroir de Philosophie Potentielle, n'est pas une école mais un laboratoire. Il prend en compte les transformations du réel et prépare la philosophie de demain.
C'est le motif pour lequel il est nommé transréaliste, et non pas réaliste au sens strict. Ce qui motive ma démarche philosophique est ce que j'ai appelé la relatiologie, autrement dit la science des relations. Je suis parti des interactions, notamment au niveau de la matière entre les atomes et au niveau de l'esprit entre les consciences, puis j'ai dérivé vers les trans-relations, qui sont autant de transformations dynamisant le réel. La relatiologie ou science des relations est la matrice philosophique de toutes mes recherches et de toutes mes découvertes.
À partir de là, mon intérêt s'est porté tout d'abord sur les interrelations, puis sur les transversalités. De ce fait, je suis passé de l'« intersubjectivité » de Husserl à la « transsubjectivité » de Bachelard. Ainsi, ai-je abouti à un transréalisme. Ensuite, mon transréalisme, envisagé du point de vue de la théorie de la connaissance, a trouvé une application pratique sous la forme d'un transversalisme. Ce transversalisme s'applique à tous les domaines de la vie et de la pensée. Il importe de dépasser l'« intermonde » critiqué par Vaneigem, dans son Traité de savoir-vivre, et d'aller vers un transmonde où les actions soient des transformations et où les échanges soient des transmissions.
En passant de l'interréalité à la transréalité, de l'intermonde au transmonde, nous pourrions passer du statut d'« intellectuel » à celui de translectuel. Il s'agit de lire le monde de façon transversale. Effectivement, les philosophes ne sont pas des intellectuels, mais des translectuels. Ils visent, pour reprendre la thèse de Marx sur Feuerbach en la détournant, à « transformer » le monde. Mon point de rapprochement avec Nietzsche vient du fait que sa théorie philosophique est ce que j'appellerais un métamorphisme, c'est-à-dire un transformisme généralisé fondé sur la métamorphose de la création. Ensuite, ce métamorphisme prend la forme d'un perspectivisme, sous l'angle de la connaissance.
Mon intérêt pour la philosophie de Nietzsche se justifie ici. Du fait de son métamorphisme de la créativité et de son perspectivisme, Nietzsche est le vecteur d'une philosophie de l'avenir. Lui qui ne comptait être lu, au sens d'audible, que cent ans après sa mort, c'est-à-dire qu'après l'année 2000, voici Nietzsche plus vivant que jamais.

 

 

                               Naema Bellart 

 

À propos des dessins de Naema Bellart qui accompagnent cet essai graphique, Romain Sarnel écrit :

"C'est dans les trois métamorphoses de l'esprit conçues par Nietzsche que Naema Bellart inscrit sa démarche artistique. Ces trois métamorphoses constituent les trois étapes vers la créativité. Si, comme le disait Picasso, il y a un artiste en chaque enfant, Naema Bellart s'emploie à dynamiser l'élan créatif. Ces dessins sur Nietzsche représentent l'ouverture à la liberté. C'est l'étape du lion qui annonce le oui à la vie. L'avenir proche marquera un retour aux sources avec la pratique de la peinture.
Dans cette perspective, Naema Bellart, diplômée d'arts plastiques et graphiques, élève de Jean Zuber en peinture aux Beaux-Arts de Paris, prépare une exposition de tableaux sur le thème Portraits de philosophes."

 

 


Propos recueillis par Guy Darol (décembre 2013)

Romain Sarnel et Naema Bellart, Comprendre Nietzsche, Max Milo, décembre 2013, 127 pages, 12 €

 

 

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