Question-réponse avec Claude-Henri Rocquet au sujet de Lanza del Vasto

Dans le Portrait de Lanza del Vasto que vous placez en préface à l’ouvrage intitulé Les facettes du cristal, la première phrase est : La rencontre de Lanza del Vasto est l’une des grâces majeures de ma vie. Antinomique à celle-ci est la dernière : Le vent couchait des barres de pluie noire sur le monde.
Parlez-nous de cette rencontre essentielle, (providentielle ?).
Nous diriez-vous aussi en quoi elle est, pour vous, une grâce majeure ?

André Lombard

Claude-Henri Rocquet et Lanza del Vasto à La Borie Noble.
Photo Pierre Parodi.

Je n’ai jamais songé à rapprocher la première et la dernière phrase de ce Portrait de Lanza qui forme, en effet, la préface aux Facettes du cristal, nos entretiens, en  I978.  Je n’avais pas conscience de cette opposition entre la grâce, qui est lumière, et la nuit.  Cette nuit, à la fin de la préface, fait allusion à telles nuits, réelles, que j’ai traversées, certaines fois, en quittant la communauté de l’Arche, à la Borie Noble, où je m’étais entretenu avec Lanza, pour notre livre. À la nuit tombante, après chaque rencontre, chaque entretien, je regagnais Montpellier, où je vivais alors. Cette nuit, cette pluie, ce noir, tout cela m’avait saisi. Et cela m’est revenu à l’esprit au moment de terminer la préface. Mais sans doute, inconsciemment, je pensais à une autre nuit, intérieure ; et à la nuit du monde, cependant que la communauté de l’Arche était un cercle de lumière, de paix ; un lieu où les compagnons et les compagnes, autour de Lanza, avec Lanza, s’appliquaient à vivre une vie de Paix, de Force, et de Joie, selon le salut qui était celui du patriarche et de tous. Je quittais un homme de lumière, la lumière d’un homme, et j’avais à faire avec l’obscurité et le désordre de ma vie : je traversais alors un moment difficile, je commençais à sortir d’un moment difficile, je n’étais pas en paix. Cette traversée de la nuit et de la pluie, au milieu des creux et des profondeurs du paysage, réelle, vécue, était en même temps, quand je l’évoquais, en écrivant, la représentation de ce que je vivais intérieurement. On écrit, on croit que l’on se borne à dire ce qu’on a vu, ce jour-là, on croit se borner à des choses vues, on pense que cette  fin, cette dernière phrase, vient heureusement donner, à l’ensemble, la note finale, un dernier coup d’archet, on accueille avec plaisir cette inspiration, cette image ; et l’on exprime tout autre chose que ce qu’on avait l’intention de dire : la réalité compte moins que la vérité. En quoi l’écriture est analogue au rêve. Et vous avez lu ces pages, cette préface, qui est aussi un examen de conscience, comme on interprète un rêve. Vous m’éclairez sur leur sens.

Peut-être, seulement, en parlant de ces barres de pluie noire sur le monde, me suis-je demandé si la pluie pouvait être noire. Ou était-ce une transposition, poétique, et, par là, permise, du réel ? Mais certainement, en parlant du monde, j’avais en l’esprit non seulement le paysage, le monde physique, mais le monde humain, le siècle, l’histoire. Et ces barres, ces ratures, ces barreaux, étaient couchées, violentées, par le vent, le souffle ; quel souffle ? quelle force ? souveraine, hostile ? Écrire, c’est laisser passer en soi un souffle dont on sait qu’il en dit plus long que ce que nous avons alors à l’esprit et que nous avons l’intention de dire. C’est se confier à ce vent des profondeurs, à ce souffle qui vient du songe plus que de la raison ou de l’expérience immédiate, sensible. Écrire, c’est tenter d’allier la lucidité et le sommeil, la maîtrise et l’abandon, et se laisser porter et conduire par l’image, la vision, et par la musique de la parole, la force du rythme.

Il faut dire encore qu’aux premières lignes de cette préface j’évoque mes rêves, réels, de Lanza del Vasto et de ses compagnons, vêtus de blanc, lumineux. J’évoque aussi, peu avant la nuit des Cévennes, du Larzac, ce moment, dans la nuit, où je raccompagne Lanza jusqu’à sa chambre, et où je l’entends, pour lui-même, dire cette nuit, réelle, où nous sommes,  très noire, et qu’il goûte : L’heure la plus belle ! L’heure la plus belle ! Ce moment où je partage la solitude intime de cet homme, où je suis dans l’ombre le témoin, et comme le confident, de sa vie intérieure, de son recueillement. Autre nuit que celle dont était faite alors mon existence. Nuit spirituelle. Ce moment où il m’est donné d’avoir conscience de la vie intérieure d’un homme dont l’essence est pour moi cette intériorité, par laquelle il rejoint tous les mystiques. Nous avons tous lu de ces récits où le disciple aperçoit un saint, aperçoit son maître, dans une chapelle, une cellule, embrasé, illuminé, auréolé par la prière, l’extase, le dialogue avec Dieu, la présence de Dieu ou des saints, des anges. Transfiguré.  J’étais ce disciple, ce compagnon, ce témoin involontaire d’un moment de vérité. Cela aussi fut une grâce, un don précieux.  Et cette lumière dans laquelle Lanza se parlait à lui-même, en un murmure, cette lumière était une nuit, visible, et intérieure, le mystère de la nuit. Leçon pour moi, leçon presque aussi silencieuse qu’un geste, un regard, leçon de nuit, leçon de lumière secrète. Confidence du cœur. Communion humaine dans la nuit qui nous est commune, et que, distraits par les jours, distraits par le jour, sa surface, ses surfaces, le plus souvent nous ignorons. Nous ignorons notre substance et l’or de lumière qui est en elle comme le grain de blé dans les entrailles de la terre. Nous dormons debout. S’ éveiller n’est pas seulement voir, lucidement, la clarté du jour, aiguiser son esprit, son intelligence, c’est connaître la nuit, entrer les yeux ouverts dans cette nuit qui est en nous, écouter la nuit, veiller.

Après Les facettes du cristal, j’ai écrit avec Anne Fougère, et nous avons publié, Lanza del Vasto, pèlerin,  patriarche, poète. Et, après la mort de Lanza, j’ai écrit un certain nombre de causeries ou d’articles, de témoignages, qui, réunis, feront un petit livre. Il me paraît difficile de vous dire en peu de mots ce que fut pour moi la rencontre de Lanza, et ce qu’elle est aujourd’hui pour moi. Je crains de redire, trop faiblement, ce que j’ai cherché à dire avec force, exactitude.

Lanza del Vasto me fut comme un père. J’étais adolescent quand je l’ai rencontré. J’étais révolté contre le monde tel qu’il est. J’ai trouvé en Lanza un maître, un philosophe, un sage. Il m’a instruit. Il m’a éveillé. Il m’a donné, pour toujours, ce que j’appellerais un cadre ou une architecture de pensée, un métier de réflexion. Sur le plan de la pensée, Lanza del Vasto m’a construit ; ou, pour le dire autrement, par sa rencontre, je me suis construit. Il m’a accueilli, sans jamais peser sur ma liberté de penser ; et d’errer ; il m’a donné de son temps, quand je l’ai souhaité. Ce n’est pas un livre que j’ai rencontré, une pensée écrite, mais une personne, un homme vivant, un homme d’une extraordinaire présence, un homme d’une grande beauté. Ce qu’il était lui-même était en soi-même un enseignement, une évidence. On rencontrait en lui un homme exemplaire, un homme accompli. Or, cet homme, qui attirait beaucoup de monde, prestigieux, célèbre, m’a reçu, écouté, comme je pense qu’il accueillait chacun de ceux qui désiraient le rencontrer et lui parler personnellement.

Si je parle de lui comme d’un père, il me faut dire aussi que cela impliquait, pour moi, des refus, de la révolte, des moments d’éloignement. Sa foi me fut longtemps étrangère. Son opposition au Progrès, à la Machine, à la Technique, ne fut jamais pour moi une évidence. Avec le temps, je me suis rendu compte que j’étais loin d’avoir pour Gandhi l’admiration et la vénération qu’eut Lanza pour lui ; puisque pour Lanza, comme on le voit dans Le pèlerinage aux sources, la rencontre avec Gandhi fut la rencontre majeure de sa vie ; une rencontre filiale.

Par certains côtés, son archaïsme, et l’influence qu’il eut sur moi, m’a empêché de penser, comme il me semble que je l’aurais dû, la modernité, la question de la modernité ; fût-ce pour sortir de cette question et du souci de la modernité. Mais c’est aussi le rôle d’un père d’être celui à qui le fils s’oppose, et, par cette opposition, ce déchirement, parfois, se construit. Je pourrais dire, si je tente de peser les choses,  d’estimer les effets de l’influence reçue, que, si la rencontre de Lanza m’a privé d’être de plain-pied avec ce qui était alors moderne, naissant, elle m’a aussi préservé de bien des engouements, des maniérismes, des modes, des conformismes éphémères… Le temps passant, l’actualité de la modernité passe ; et il ne nous est plus d’une telle importance d’être de notre temps ; leurs saisons ne sont plus la nôtre. Reste l’essentiel : l’attention à la permanence. Lanza del Vasto était enraciné à la permanence, comme il l’était  à l’évidence.

Après des années d’éloignement, j’ai revu Lanza à Montréal, où j’enseignais, et où il passait, donnant des conférences, des causeries : semer l’esprit de la non-violence, à travers le monde, et enseigner le chemin du retour à soi, était l’un de ses métiers, l’un des services de Shantidas, le serviteur de la paix, selon le nom et la mission qu’il avait reçus de Gandhi.

Je revois ce moment où nous nous quittons. Il me semble revoir l’automne, les grands arbres et leurs feuilles qui déjà tombaient, l’avenue et le sol couvert un peu de leur or et de leur rouge. Il me semble que Lanza portait ce jour-là son grand manteau blanc, sa grande cape blanche de patriarche et de pèlerin ; le beau vêtement qu’on portait à l’Arche surtout le dimanche et les jours de fête. Il m’a dit, au moment de s’éloigner : Rendez-vous de l’autre côté du monde. Cela m’a troublé. Je ne savais si c’était un adieu, ou si l’ autre monde dont il parlait désignait simplement l’autre côté de l’océan, l’Europe, la France. Mais c’était un rendez-vous. Je ne l’imaginais guère, alors. La venue de Lanza à Montréal m’avait donné le désir de l’inviter là où j’enseignais, et que mes élèves, mes étudiants, le rencontrent, le connaissent, découvrent sa pensée et son œuvre. Je crois que cette invitation signifiait surtout mon désir de le revoir, de l’entendre, de lui parler.   

Quand je suis revenu en France, il se trouve que je me suis mis à lire Heidegger, assidûment. Et, lisant Heidegger, je me disais que des pensées qui me surprenaient en lui, je les avais pourtant rencontrées chez Lanza del Vasto dans mon adolescence. Montpellier n’est pas loin de Roqueredonde et de la Borie Noble. Je pouvais proposer à un éditeur des entretiens avec Lanza. Tout cela a favorisé mon souhait de le rencontrer à nouveau. Le rencontrer, au fond, pour voir clair en moi-même, en ce moment incertain de ma vie. Revoir cet homme, avec admiration, mais, dès lors, sans être intimidé, ni jugé, par lui.

S’il me fallait désigner un point central, essentiel, dans ce que je dois à Lanza del Vasto, ce serait l’attention à soi-même. Les exercices du rappel à soi-même. L’étonnement d’être. Cette question : Moi ? Qui, moi ? Qui suis-je ? Et qu’est-ce qu’être ? Là est la semence, de cette rencontre séminale.

Il est évident aussi que je dois quelque chose, dans ce que j’ai écrit, au poète, à l’écrivain Lanza del Vasto.

Le jour où Lanza est mort, je suis entré, avec Annik dans une église orthodoxe ; nous en avions l’intention depuis quelques jours. C’était la fête de l’Épiphanie. La liturgie célébrait et associait les rois mages,  Noé,  l’Arche,  Jean-Baptiste et le baptême du Christ, la fête de la Théophanie. Cette coïncidence était plus qu’une coïncidence : je l’ai prise comme un signe. J’avais toujours éprouvé devant Lanza, dont la référence à Noé était majeure, significative, comme sa référence à Jean-Baptiste, le sentiment d’être devant un roi mage. Il m’a semblé que Lanza, en quittant ce monde, après m’avoir tant donné, m’ouvrait la porte, nous ouvrait la porte de l’Église orthodoxe, de l’Église, chemin et présence du Christ. Comme si tout le chemin que j’avais fait avec lui, grâce à lui, tant qu’il était sur terre, avait pour sens et pour fin de me conduire jusqu’au seuil de cette porte, prêt à la franchir. Il m’y avait préparé. Dans cette église, près de laquelle, bien des années plus tôt, quand j’habitais Paris, j’avais vécu, sans en connaître l’existence, Lanza lui-même, plusieurs fois, était venu.

Le prêtre qui nous a mariés, dans l’Église orthodoxe, Annik et moi, avait été longtemps très proche du cercle de l’Arche, très proche de Lanza. Il vivait alors, depuis des années, en Argentine et se trouvait en France pour quelques semaines, et de passage dans l’église orthodoxe où nous étions entrés. Nous ne nous étions pas rencontrés auprès de Lanza. Je ne le connaissais que de nom. 

Il y eut d’autres moments où j’ai eu l’impression que Lanza, dans l’invisible, m’aidait, me guidait, facilitait pour moi certaines choses : en ami.

Je m’aperçois que, dans la réponse que je vous fais, je n’ai rien dit du combat de Lanza del Vasto, contre les tortures et pour la paix en Algérie, première action non-violente en France. Et à laquelle, à ses côtés, j’ai participé.

Mais, certainement, au fil de nos entretiens, nous reparlerons de Lanza. Je crois qu’il n’y a pas de jour où je ne pense à lui.

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