Question-réponse avec Claude-Henri Rocquet au sujet de Giono

Cher Claude, quand vous évoquiez dernièrement pour moi au téléphone « cette petite feuille de laurier si importante » au moyen de laquelle Giono, dans la peau de Melville (devenu son personnage !), transfigure le regard d’Adelina White, j’ai compris que, d’une certaine façon, vous étiez à jamais avec eux sur l’impériale…

André Lombard

C’est grâce à vous, vous le savez ! que j’ai rencontré Serge Fiorio, découvert son œuvre, écrit Rêver avec Serge Fiorio, et vous savez aussi, je pense, que c’est à la suite de cette rencontre que je me suis mis à relire et à lire, cet été, cet automne, et dans l’hiver qui vient, Giono. Avec une admiration renouvelée, très vive, un grand bonheur. Si j’avais ces jours-ci à m’embarquer pour l’île déserte, et pour y demeurer longtemps, une île des Marquises ou une île des banquises, une île d’Irlande ou une île de Chine, l’îlot d’un archipel du Japon, sous n’importe quel climat, équateur ou pôle, j’emporterai toute l’œuvre de Giono. Je n’aurais pas seulement la joie d’habiter une île imaginaire dans cette île réelle, d’habiter un monde, mais le plaisir de vivre auprès d’un ami, avec un ami. On lit Giono et Giono est présent. On a le sentiment de l’avoir connu et d’être avec lui dans son bureau de Manosque, au dernier étage de sa maison, sous le toit, comme fut Serge Fiorio, jeune peintre, et son petit-cousin, quand à la demande de Giono il fit son portrait, tandis que Giono écrivait Que ma joie demeure… "On croit découvrir un auteur et on rencontre un homme." Il me semble que c’est La Bruyère qui dit cela, mais je ne sais plus à propos de qui. J’aimerais que ce fût à propos de Pascal, ou de Montaigne.
J’ai commencé par relire Pour saluer Melville, livre qui depuis des années compte beaucoup pour moi, mais  dont je ne me rappelais que quelques images, et d’abord celle-ci : le moment où Melville, venu de New York à Londres, pour y rencontrer ses éditeurs, signer un contrat, décide de voyager un peu en Angleterre, n’importe où, une quinzaine de jours, en attendant le bateau qui va le ramener en Amérique ; et pour être plus à l’aise, plus lui-même, se dépouille de son habit d’homme du monde, de citadin, chapeau haut de forme, spencer, bottes fines, la tenue nécessaire pour parler affaires avec un éditeur, à Londres, sérieusement ; et s’habille comme le marin des mers du Sud qu’il fut ; s’habille, pour ce voyage dans la campagne anglaise,  comme le marin qu’il est au fond de l’âme. Il est entré chez un brocanteur, derrière les docks, on est avec lui dans cette boutique et sa pénombre, la pénombre du quartier assez misérable où se trouve le magasin de fripes, et il enfile un caban, un vieux caban. Il sent en se glissant dans le vêtement la forme et la vie, les gestes, le corps, de l’homme qui l’a porté.  Nous les sentons avec lui, c’est-à-dire avec Melville et avec Giono. Alors il a commencé à remuer les épaules et les bras et il a enfin goûté la chaude fidélité de ce drap. La grosse veste a gardé fidèlement la forme des gestes de son ancien propriétaire et Herman y coule doucement ses propres gestes. Comme Giono se coule en Melville et nous en Giono et en Melville… Mais il faut lire cette page magnifique. Il est vain de vouloir la résumer. Il faut l’entendre et la rêver. Et tout commence, le vent se lève,  bientôt, un vent qui ne  fait bouger ni les enseignes de zinc ni les volets, ni les arbres, leur feuillage, ni voler la paille sur les pavés, les quais, un vent intérieur. Herman Melville redevient lui-même en entrant dans le vêtement d’un autre, d’un autre lui-même. Le caban porte en lui, dans sa forme, sa matière, son usure, non seulement l’existence et la mémoire du marin qui l’a laissé, dont il s’est dépouillé, et dont Herman, Herman et Giono, devine presque tout : sa façon de se tenir et de marcher, de mettre les mains dans ses poches de pantalon en relevant les pans du caban comme le font les marins sous toutes latitudes, l’habitude d’avoir un pistolet dans sa poche droite, usée par le canon du pistolet ; et ainsi de suite… Mais, avec le vent prodigieux qui souffle soudain,  avec l’odeur de mer malgré le camphre que met le fripier dans les frusques, c’est un ange qui empoigne Herman Melville aux épaules, l’ange de Jacob, évidemment, l’ange de la lutte avec l’ange. Herman le connaît, cet ange, qui le lâche rarement, et qui le suit n’importe où il va, dans ce bistrot étroit, par exemple, les ailes traînant dans la sciure du plancher, mais qui a quelquefois l’envergure du ciel et de ses nuages, la dimension d’un champ ou d’un vallon foulé par le vent. Il le connaît très bien. Il voudrait en être débarrassé, il se dit qu’il aimerait que l’ange le laisse en paix, lui fiche la paix, le laisse vivre la vie d’un homme tranquille, un homme comme tous les autres, un écrivain ordinaire… Ils se parlent, pourtant, – merveilleux dialogue ! où l’on n’entend que les paroles d’Herman, mais on devine les répliques et les attaques de l’ange ; merveilleux, et beau comme  chez Villon le Débat du cœur et du corps. Et on comprend aussi que Melville ne se défend pas vraiment de l’insistance et du harcèlement obstiné de l’ange. Il ne le rembarre que pour la forme. L’ange est cet autre lui-même en lui qui veut qu’ils sorte enfin de ces livres qu’il sait faire, qui ne lui coûtent au fond pas grand-chose, qu’il renonce à cette littérature qu’on attend de lui, bon ouvrier, et grâce à quoi il est un écrivain célèbre, bien payé ; et qu’il écrive enfin le grand live qu’il porte en lui, son grand livre, un livre pour dire la solitude humaine, qui sera Moby Dick ; mais dont Melville ne sait rien encore. L’ange attend de Melville qu’il soit Melville.
Quand Giono a lu Moby Dick, le livre n’était pas traduit en français ; presque un siècle plus tard ! Avec Lucien Jacques, et Joan Smith, il a entrepris de le traduire et l’a publié, peu après, dans les Cahiers du Contadour, puis, entièrement, chez Gallimard. Ce qui est devenu Pour saluer Melville ne devait être qu’une préface à la traduction du roman. Et ce texte, dans le mouvement même de l’écriture, dans le souffle de l’écriture, est devenu biographie, biographie imaginaire, roman, poème. Sans que le lecteur prenne conscience de la métamorphose et du glissement, pas plus qu’on n’a conscience de s’endormir et de rêver. C’est comme si, après quelques lignes lues, après un commencement  neutre et raisonnable, le livre glissait des mains du lecteur et devenait le rêve où il entre. Le livre est devenu le rêve du lecteur comme il est devenu celui de Giono ; et de même que Giono ne se distingue plus de Melville ; non plus qu’Herman lui-même de son ange intérieur : Bienheureux ceux qui marchent dans le fouettement furieux des ailes de l’ange. Dans un Carnet, il a écrit, il avait précisé: Bienheureux quand l’ange vous soulève et qu’on ne sait plus bien si les ailes sont à lui ou à vous-même. Mais aux premières pages de la préface, Giono s’est représenté lui-même, lecteur, emportant le roman de Melville dans les collines qui surplombent Manosque, et voyant se mêler le paysage marin et le paysage qui l’entoure, ces grandes solitudes ondulées comme la mer mais immobiles, comme lui-même bientôt se confondra avec Melville. L’œuvre, écrite pour saluer Melville, en même temps qu’elle est un récit, superbe, est un exemple, ou le manifeste, de ce que peut être, ou doit être, l’exercice biographique. C’est une extraordinaire leçon de lecture. Giono aurait-il été l’écrivain qu’il est s’il n’avait été l’admirable lecteur d’Homère et de Virgile, de Cervantès, de Stendhal, de Melville ?
Une leçon de lecture où l’attention s’allie au rêve, à la rêverie, le savoir à la divination, une lecture que je dirai prismatique, où le texte, non seulement se réfléchit, se reflète, s’imprime, dans le lecteur, l’esprit du lecteur, mais, comme la lumière dans un cristal, se réfracte, se diffracte, se métamorphose, dans le lecteur, le rêveur, sans que se perde pourtant la vérité, la profondeur, le secret, de son essence, l’essence insaisissable de ce texte, son génie. Et la lecture, qu’elle se fasse ou non écriture, qu’elle s’écrive ou non, qu’elle donne lieu à un livre, ou non, cette lecture est une œuvre… Lecture créatrice ; fidèle, et créatrice. Je crois que Barthes, dans Critique et vérité, a dit sur ce point, sur la relation de l’écriture et de la lecture, de la critique et de la création,  des choses précieuses. Je ne me souviens pas qu’il ait cité Giono.
Giono, lecteur. Ce serait un beau livre à écrire que de suivre Giono à travers ses immenses et subtiles lectures ; on commencerait par évoquer ces pages où, jeune employé de banque, peu fortuné, il s’achète un à un tous les classiques, dans des éditions à bon marché, des collections populaires. Il n’avait pas moins d’appétit pour les livres que pour les collines et l’un de ses bonheurs était d’emporter un livre au milieu des champs et des collines, tel qu’il se montre, aux premières lignes de sa traduction de Moby Dick, lisant Melville. Le lisant, évidemment en anglais, en américain, comme il lisait Whitman, avec enthousiasme, avec ivresse, et comme si Whitman le révélait à lui-même, l’empoignait aux épaules comme un ange, pour qu’il écrive et parle à son tour. Giono, lecteur de Whitman, Giono et Leaves of Grass. 
Leçon de lecture… Mais Pour saluer Melville est aussi un art poétique plus essentiel.
Et j’en viens à la feuille de laurier. Je ne me souvenais plus de cela, quand j’ai repris le livre… Voici le passage dont nous parlions au téléphone : Et brusquement, elle eut ainsi  cette échancrure de ciel dans la main ; […] Tout simplement parce qu’une fois elle avait tenu dans sa main une feuille de laurier dont la chair est semblable à cette immense poussière de sable vert sombre qu’est la nuit. Et surtout parce qu’une voix venait de le lui dire, de réunir les deux images et d’apporter la lumière. Mais, là encore, c’est toute la page qu’il faut lire.
L’analogie, la métaphore : clef du poème ; chez Giono, et en elle-même ; clef de la création poétique. Mais je ne veux pas développer cela ici : je l’ai fait dans Rêver avec Serge Fiorio, comme je l’avais fait dans François et L’Itinéraire : m’appuyant sur ce qu’on pourrait appeler la doctrine de l’analogie chez saint Bonaventure, et dont Claudel, dans ses entretiens avec Jean Amrouche, les Mémoires improvisés, m’a, quand j’avais une vingtaine d’années,  appris l’existence, l’importance capitale. L’analogie, voie de connaissance, d’égale importance que celle du syllogisme. Autre logique.
Je dirai seulement qu’il y a, selon moi, deux sortes d’analogies : l’analogie horizontale, reliant les choses de la terre et du sensible entre elles, et l’analogie verticale : reliant le visible et l’invisible, les choses corporelles et les choses spirituelles ; évoquant les choses abstraites par le moyen des choses réelles, concrètes ; rendant sensible l’intelligible, donnant substance charnelle à l’intelligible ; incarnant le spirituel, lui donnant chair, forme, couleur, matière, et  révélant le spirituel, l’essence, de ce qui est sensible. Comment dirions-nous l’au-delà, l’indicible, sinon par le moyen des choses de ce monde ? Et, chez Giono, l’analogie verticale, celle qui relie la terre et le ciel, le corps et l’esprit, celle qui nous fait monter vers le ciel, franchir un certain seuil, cette analogie, souvent, trouve son appui et sa matière, sa lumière, dans notre lien avec le ciel réel, sensible.  Herman dit à Adelina White : Je me suis souvent dit : ‘Il se pourrait qu’un jour, marchant sur un chemin quelconque, tu traverses, sans t’en douter, une barricade mystérieuse’. Parole très précieuse pour entrer dans le secret de l’œuvre de Giono.
Ce qui dit Herman à Adelina, lorsqu’il lui parle du ciel et de la feuille de laurier, est analogue à ce que dit Bobi à Jourdan, dans Que ma joie demeure : Orion-fleur-de-carotte. Et cette analogie du ciel et de la feuille de laurier est l’exemple parfait de ce que j’essayais de dire de l’analogie verticale.   
Il est beau que cette révélation, le ciel tenu dans la paume de la main, le rapprochement de la terre et du ciel, en nous, ait lieu entre un homme et une femme, tandis que l’amour naît en eux, un amour courtois, un amour qui ne sera jamais consommé, un amour plein de réserve et de pudeur, comme celui d’Angelo et de Pauline. Ce lien de la révélation du monde, de l’hiérogamie du ciel et de la terre, avec cet amour naissant d’un homme et d’une femme, nous place dans la lumière, et la nuit, du Jardin originel. L’amour, la poésie, la beauté, font naître et renaître le monde, chaque fois qu’ils naissent, qu’ils renaissent. Je ne veux pas dire qu’ils nous placent ou nous replacent au début du monde, jadis, au commencement, mais à la source, au centre du monde.
Pour saluer Melville, ce récit, qui n’est pas un roman, qui n’est pas une nouvelle, qui n’appartient au fond à aucun genre connu,  aucun genre classique, est plein de beautés. Les paysages, le galop et le trot des chevaux  de la malle-poste sur les routes, les haltes et les auberges, l’apparition progressive, la révélation progressive d’Adelina à Herman,  la façon dont ils commencent à se parler, à se regarder, à se confier l’un à l’autre ; Adelina, qui est, sous des dehors d’aristocrate, sous des dehors mondains, une paysanne, dont le voyage, mystérieux, dangereux, a pour fin d’envoyer en Irlande, par contrebande, du blé à ceux qui meurent de famine. Grand amour, amour de loin… Et cette fin, sublime, poignante, où Melville parle à son ami Hawthorne de cet ami, à Londres, dont il ne sait s’il aura lu Moby Dick ; mais  il pressent, il sait, qu’elle est morte avant d’avoir pu le lire ; sa dernière lettre, malgré sa drôlerie, était celle d’une malade ; puis le silence. Adelina est une autre figure, une figure très douce, de l’ange intérieur à Herman, au poète. Une sœur. Un amour de frère et sœur. Un parfait amour. Un amour fou, un amour pur, l’amour de Pétrarque et de Laure, de Dante et de Béatrice.
Quand cette préface, ce livre, s’est levée en lui, Giono était en prison. Il  raconte cela dans Noé, autre grand livre. Ce fut sa liberté, l’ange qui ouvre les murs. Les couleurs que porte Adelina White sont les couleurs de la prison : Dans ma mémoire, l’atmosphère du fort Saint-Nicolas est verte et rouge. Verte des murs humides couverts de mousse, verte de l’aile d’ange en nuages écarquillée au-dessus du préau où je faisais les cent pas en tenant mon livre à l’envers – douceur de ce matin que je n’oublierai jamais plus… Et ainsi de suite, jusqu’au souvenir de la couleur rouge : lampes électriques à faible voltage, lanternes des gardiens pendant les rondes, rouge dans les paupières baissées sur des yeux qui imitaient le sommeil, mais continuaient à voir.
Il faut lire Noé, ne serait-ce que pour y assister à la naissance de Pour saluer Melville, – je dis naissance et je pense évidemment à Naissance de l’Odyssée ; il faut le lire pour la porosité de ces deux livres, leur osmose ; mais je ne suis pas sûr qu’il faille prendre au pied de la lettre le récit que fait Giono pour nous dire comment les choses lui sont venues à l’esprit ; ce Giono, ce personnage, n’est sans doute pas moins inventé, pas moins imaginaire que le Melville qui rencontre Adelina White. Je connaissais tout juste de lui une biographie approximative, mais j’avais – à ma place – traduit son livre avec amour et j’avais l’impression – que j’ai toujours  – de fort bien connaître son cœur. Son vieux cœur mort. Je composai donc mon livre sur lui tout simplement avec mes souvenirs de prison. Giono ne parlerait guère autrement de lui-même.
Giono aimait les noms : le sentiment de vérité qu’ils donnent. Il avait le goût et le sens de ces noms qui, avec le prénom, sont tout un personnage. Il avait l’art d’inventer de tels noms comme il avait celui d’inventer des détails qui ne s’inventent pas. Adelina White, comme Annabel Lee, est un nom qui ne s’oublie pas. Pourquoi White ? Pourquoi : Blanche ? Est-ce comme pour annoncer la baleine blanche ?
Pour saluer Melville nous mène à Moby Dick comme il nous mène à Noé. C’est un autre livre admirable de Giono. Une chronique, un récit autobiographique, comme peut l’être un journal, un journal de voyage, ou des Essais comme ceux de Montaigne. Mais c’est aussi une manière de roman, une autre manière d’écrire un roman. On y entend la voix de Giono, qui est ici son propre et premier personnage ; comme on entend la voix d’Henry  Miller dans les livres d’Henry Miller.
L’une des raisons d’être de Noé, et en apparence la principale, c’est de montrer comment naissent dans l’esprit du romancier, du poète, les personnages. Comment ils surviennent et lui apparaissent. Je tiens cela pour une mise en scène de l’inspiration, non pour un témoignage réaliste, évidemment. La vérité de ces apparitions de lieux et de personnages ne se confond pas avec la réalité du travail de l’écrivain ; mais cette mise en scène, cette représentation, nous fait comprendre ce qui se passe dans son esprit, tout en constituant, par lui-même, un récit, une fiction. Noé, comme Pour saluer Melville, est un art poétique. Et dans ce livre, quelles merveilles ! Ce lit où Giono se couche et qui est encore trempé des humeurs d’un cadavre ! Et tant d’autres pages…
Mais nous pourrions ici quitter Giono pour Melville. Ce sera pour une autre fois, peut-être. Moby Dick est pour moi comme un livre-talisman. Dans L’auberge des vagues, le récit qui est devenu Jonas, une pièce, commence  par l’évocation de New Bedford et le sermon du Père Mapple… Giono n’a pas été étranger à la dimension métaphysique, religieuse, spirituelle, de la quête de capitaine Achab, noir capitaine, que Giono voit pourpre, un héros pourpre. Sa chasse de la baleine blanche, monstrueuse, est son combat avec l’ange (et lui-même est boiteux, plus que boiteux ! comme Jacob). Combat ambigu, avec Dieu, contre Dieu ; comme le combat avec l’ange du Jaboc : avec l’ange, contre l’ange. Nous ne sommes pas seulement avec l’un des plus grands romans d’aventures qui soient, mais dans la Bible – Call me Ishmael, Achab –, dans Shakespeare ; dans le tragique, qui est notre condition. Nous sommes dans la lumière et les ténèbres de Job. Le tragique, est-ce que ce n’est pas le lieu essentiel de Giono, de son œuvre ? ce lieu que les bonheurs du romanesque et les allégresses de l’évocation du monde, la joie de la parole, de l’écriture, le plaisir de lire, ne doivent pas nous voiler. Tragique dont le foyer, chez Giono, est sans doute Le grand troupeau.
En même temps que s’inventait l’aventure et l’espérance du Contadour, sa révolte, son refus d’obéissance, Giono traduisait et publiait Moby Dick. Ce livre certainement l’a empoigné comme l’ange empoignait Melville. C’est de ce combat intérieur que son Pour saluer Melville est le témoignage, la trace. Nous sommes au sommet de la littérature et nous sommes au delà de la littérature.
Comme je regrette de ne plus avoir à enseigner ! C’est ce livre qu’aujourd’hui je choisirais de lire, longuement, avec mes étudiants, mes élèves. Nous placerions au centre de notre esprit la feuille de laurier, nous embrasserions toute la préface, le roman, et de là tout le cercle de l’œuvre de Giono. De ce haut-plateau, de ce sommet, comme on regarde le ciel étoilé, ses constellations, comme Bobi regarde Orion, nous irions vers Melville, et le cercle de son œuvre, vers Virgile, Homère, Whitman… Nous nous enfoncerions dans l’infinie bibliothèque du monde, ce rêve pétrifié de l’humanité, silencieux, qui ne demande qu’un regard pour sourdre et nous parler, parler intarissablement à chacun de nous, comme les chênes de Dodone parlaient à l’oreille et au cœur de Jason.
La première  fois que je suis allé à Londres, dans les années 1950, je suis entré dans une grande librairie de livres d’occasion, un immense magasin, quelque chose, dans mon souvenir, comme le Bon Marché, ou la Samaritaine, mais j’exagère sans doute. Je crois me rappeler que la librairie s’appelait Foyles, ou Foyle’s. J’étais émerveillé par les petits livres bleus, imprimés sur papier bible. On ne voyait pas cela en France, sinon la collection Nelson, couverture crème. Ou par des livres  plus grands et entoilés. Des classiques. J’en ai acheté plusieurs. Blake, Treasure’s Island et Robinson Crusoe, Lord Jim, un livre de philosophes chinois et un autre intitulé Hindu scriptures, l’Imitation, saint François, saint Augustin, More, Swift, Leaves of grass, et Moby Dick, plus de six cent pages, dans un petit format, le format d’un gros missel ; vraiment, un livre à mettre dans la poche d’un caban, pour traverser l’océan, à l’étroit dans une cabine, ou prendre patience sur une île déserte ! Quand je travaille, de mon bureau, si je lève les yeux, je le vois dans ma  bibliothèque, devant moi. Il est avec mes autres livres de Londres sur la même étagère.

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