CARROUSELS de Jacques Henric, un chef-d'oeuvre de l'avant-garde oublié

Carrousels de Jacques Henric a été selon son auteur quasi boycotté par la critique au temps de sa sortie dans la collection que dirigeait alors Philippe Sollers au Seuil, "Tel Quel". Il est très possible que sa réédition aux toutes jeunes éditions Tinbad connaisse à nouveau le même sort ; aussi devons-nous prendre les devants et défendre ce livre essentiel dans la bibliographie de son auteur et dans celle de "Tel quel" comme il se doit.

Dire d'abord que c'est un livre inclassable – pour Henric l’écriture doit faire fi de tout genre et « les traverser tous, les intégrer et les désintégrer tous » (mission accomplie !) – qui intègre tous les registres d’écriture : c’est un montage à vocation critique – preuve de la caducité du roman bourgeois. Par la souplesse de son montage intertextuel Carrousels ne le cède en rien à l’expérimentation de la prose sollersienne époque Tel Quel (ces trois hautes lances rouges que sont Lois, H, Paradis). C’est un art gongorique de la déviation où c’est le développement qui fait office de poème en perturbant le sens, brisant les enchaînements et précipitant les chocs. La fiction ordinaire ainsi disloquée, on sort de l’ordre naturel : les yeux rivés aux mots le lecteur est « obligé » de subir une série de conflagrations entre des centaines et des centaines d’informations sur l’histoire de l’homme de sa culture. L’état de cette suite de notes qu’est ce livre ? « Hasard. Désordre calculé. » Ou bien ? « Ponctuation interminable » que l’auteur ne mènera pas « à son terme ». Paradis de mots. « Drôle d’écriture en flash. » Bombardement textuel, souvent non ponctué dans une non clôture du sens. Le « terme », c’est la mort, c’est Blanchot.

Comment peindre ? 

« L’œil de newman derrière le monocle inspectant la vaste surface rouge. »

Ou bien, trouant l’espace – le réel  : « apparition d’oiseaux sur toute la surface de l’œil la rayant. » Tout est changé.

Et aussi :

« Il y aurait une couleur du monde une figure de la matière illimitée. » De ce dedans les figures – de Masaccio ou d’un autre – « ont à se dépêtrer, par coupes, différenciations, plans, volumes successifs ». Il y faut « certains gestes, certaines postures ». Rien d’abstrait donc, qui est la lâcheté de l’artiste, on ne le sait pas assez.

Qu’est-ce qu’une peinture « à fresque » ? Eh bien une peinture « vite et sans retouches possibles. […] Il faut prévoir les changements de ton au cours du séchage ». Eh oui ! c’est comme toujours : là ou croît le péril, là croît aussi ce qui sauve. « Il y a des bleus et des roses qui craignent particulièrement les ouvertures, l’air, le jour. » Ce sont des « lavages verticaux ultra-rapides. Avec eau sable chaux, chaux éteinte et sable ».

Comment écrire sur la peinture ?

Eh bien comme ça : « Quelle écriture saisissant tout au vol. Une rapidité absolue du destin. Faire coïncider la vitesse du geste avec celle de l’action. » Vitesse, éloquence, mesure pour mesure. 

Ou bien (sur Masaccio en pleine action painting à Santa Maria del Carmine) : « Grimpé sur les échafaudages de la chapelle Brancacci […] il se hausse pour atteindre la bouche d’Ève qu’il emplit de boue claire après les yeux […] Bientôt les bords rongés, les contours des visages en dilution, travail de l’eau et du salpêtre, du feu aussi. Le rose a coulé des corps […] Torses flous s’effaçant sous un voile de fines moisissures. » La peinture, mais c’est dégoûtant… C’est effrayant !

Apparition de Delacroix qui, le premier dans la non-décrépitude de son art, fut capable de réussir cet exercice (cet exorcisme) spirituel : « Dessiner un homme tombant du quatrième étage dans le temps même qu’il met à atteindre le sol. » La peinture comme art de toréer.

Page 62 apparaissent Giotto et la Goulue de Toulouse-Lautrec ; mais attention hein ! pas n’importe comment !… en peintre pardi ! avec des mots en un certain ordre assemblés – des rapports de sons, de couleurs – tracés, soufflés, qui font peinture colorante et colorée.

Voici Giotto : « Ascèse in Assise. » « C’est ce bleu […] À peine un ciel absent […] Rien qu’un chant amorcé à partir d’un au-nom-du-père. Les couleurs sont dehors, et les formes ; c’est l’espace qui est solide, coagulé, compact. C’est lui qui se dilate par-devant à chaque respiration et chaque coup de souffle paraît à la limite de l’explosion. » Bizarre ces « couleurs » « dehors », ne trouvez-vous pas ? Mystérieux Henric…

Voilà la Goulue de Toulouse-Lautrec « avec sa buée de mauves blafards et de verts criards des blancs de lèpre des rouges brasier des violets hurlés les bleus roses douillets projetés c’est bien le vide au-devant en formes et couleurs qui fait masque et spectre entre l’œil et moi ». Entendez-vous ces « violets hurlés » et ces « roses douillets » ? 

Henric est un excellent entomologiste, voici ce qu’il a trouvé : « Le derme humain a la vertu de la vessie de cochon, elle laisse passer la lumière. » Oui comme la pellicule de film, cette petite peau (pellicula), laquelle était d’ailleurs faite pour rendre (peindre) la carnation humaine. Tout se rejoint, tout correspond.

Toujours dans la chapelle Brancacci, Henric atteint un sommet d’écriture critique et rythmique (et donc poétique, laquelle n’est pas une affaire de vers avec rimes – il y a des retardataires…) sur la peinture : « Comment remplacer le ciel et le fameux bleu Giotto par une invention du vide enfin ici. » Une révolution formelle va avoir lieu – écoutez bien : « Comment disposer, travailler les corps. Faire de la lumière cette ligne écrasée entre des co-vivants et commencer par ces deux-là. » Invention de la peinture incarnée – et pas par hasard chrétienne, il faut le noter – : ces corps-là (le Christ, Marie, Madeleine, Judas) et pas des autres plus ou moins idéaux et évanescents, plus ou moins ectoplasmes abstraits et conceptuels. « Avec une hâte maintenant inconcevable : pas le temps même de se vêtir : le torse nu, bientôt les jambes, la couleur terre prise dans l’entour des villes, lui l’enfin seul de l’homme et de la femme qu’il peint jusqu’au bout : mèches cendrées bouclées […] Baptême dans une eau boueuse. » Invention du nu dans l’art ! pas moins !… « Déjà les terres brûlées. […] par nuance ocre, brique, cuivre, orangé, les roses ont viré au roux, aux rouges, même. […] Jusqu’aux genoux on trempe dans une humide bouillie lumineuse et tiède avec relents soufrés : il y aurait une couleur du monde une figure de la matière illimitée et c’est de ce dedans que les personnages de Masaccio ont à se dépêtrer, par coupes, différenciations, plans, volumes successifs. » Jusqu’aux genoux le lecteur trempe dans la peinture… Beurk ! c’est sale… Masaccio a trouvé la « couleur du monde » : l’illimité de la matière. C’est comme ça, principe d’autorité. J’allais presque oublier l’essentiel : une application de la devise balzacienne (« Il faut que ça tourne ! »), page 25 : « ils sont bien là dans l’air à tracer des courbes bientôt fermées là à partir du rose et c’est autour de quoi il va me falloir tourner d’une couleur à l’autre comme Dante avec ses cercles de locomotion. » En résumé ce n’est « plus une langue mais une hélice » : « orbes spiralés » ; « ascensions folles » ; « un mouvement de vrilles ». La démonstration étant accomplie, sortons de ce texte.


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