Jean Chalon, le passé recomposé

Ecrit-on son journal pour soi ou contre soi, pour se connaître ou se reconnaître – ou pour s’assurer qu’on a existé ? Jean Chalon invite dans le sien toutes les belles dames d’antan qui ont éclairé sa vie et rend l’écho de leurs paroles comme une musique du cœur parcourant des paysages  choisis - et jamais révolus…

 

Jean Chalon est un homme heureux. Très jeune, il est entré dans l’amitié des belles dames de jadis – plus précisément de la Belle Epoque. Familier de Nathalie Clifford Barney (1876-1972), il lui a rendu sa vie dans Portrait d’une séductrice (Stock 1976, Prix Cazes et Prix Sévigné) ainsi qu’à ses amies Liane de Pougy (Liane de Pougy, courtisane, princesse et sainte, Flammarion, 1994) et Colette (Colette l’éternelle apprentie, Flammarion, 1996) ainsi qu’à ses parfaites contemporaines (Le lumineux destin d’Alexandra David-Neel, Perrin, 1985) – à tel point que ses succès de biographe lui donnent l’impression d’avoir « vécu des femmes et d’être un proxénète »...


Jadis sa vieille amie lui disait : « comme vous êtes jeune et comme vos cheveux sont noirs »… Au terme d’une vie d’encre partagée entre fiction, reportages et critique littéraire, l’ »Homo biographicus » se donne une nouvelle « identité narrative » dans la peau d’un diariste plantigrade et publie le septième volume de son Journal…


Depuis qu’il a pris sa retraite du Figaro et qu’il ne sort plus « en ville », son téléphone « ne sonne plus que pour des erreurs de numéro » - aussi hiberne-t-il en ours dans sa « grotte des Batignolles » en entendant encore Nathalie Barney lui répéter : « Jean, ne devenez pas un ours à écrire comme ce pauvre Gourmont »… S’il livre ce Journal d’un ours paru aux éditions du Tourneciel, il aurait pu tout aussi bien écrire le Journal d’un nuage – c’est partie remise sans doute en d’autres lignes de fuite…


Son journal, écrit notamment avec le Montblanc que la peintre Romaine Brooks (1874-1970) offrit à Nathalie Barney, s’étire nonchalamment du 1er janvier 2008 au 24 décembre 2011. A la date du jeudi 16 octobre 2008, il note : « L’Europe vient de verser deux cents milliards d’euros aux banques alors que trente milliards auraient suffi à effacer la misère dans le monde. Quel monde ! ». Depuis, la planète Phynance, gavée d’actifs toxiques, n’en finit pas d’agoniser à cause de la cupidité de quelques uns, ses arbres ne montent pas jusqu’au ciel mais la grande affaire du diariste est la puissance de vie de feu sa séductrice dont la flamme ne s’est jamais éteinte dans son coeur : « On naît séductrice. On ne le devient pas. Le don de séduction se manifeste dès le premier cri devant lequel le docteur et les infirmières s’inclinent, éblouis, déjà conquis (…) A quoi reconnaît-on une séductrice ? A son appétit sans borne de séduction. Elle est l’incarnation de la devise du vieux chef indien rapportée par Jean Cocteau : « un peu trop est juste assez pour moi » (…) A ses perpétuels recommencements : c’est une éternelle débutante. Elle sait combien la séduction, la sienne, est fragile, menacée et elle a besoin d’avoir des preuves quotidiennes et multiples de son inépuisable puissance »…

Dans son Panthéon des grandes séductrices, il y a aussi Notre-Dame-du-Luxe, Louise de Vilmorin (1901-1969) dont il a fréquenté le Salon Bleu où l’on voit le souci de soi rencontrer l’univers de la rente... Josée de Chambrun (1911-1992), la fille de Pierre Laval (1883-1935) lui disait : « Jean, souvenez-vous bien que rien n’a d’importance »… Mais les températures de l’âme et du cœur valent bien quelques notations journalières sans pose autobiographique, surtout pour celui qui était admis dans le saint des saints, en ce » temple de l’amitié » du 20 rue Jacob, hanté d’ombres illustres, « entre ces murs où tout ce que le demi-siècle compte d’écrivains, de musiciens, de sculpteurs, défila : Renée Vivien, Anatole France, les Paul Claudel et Valéry, Rilke, d’Annunzio, Max Jacob, James Joyce, Sinclair Lewis, Honegger, Gide, Proust, Supervielle, Chaplin, Apollinaire, Gertrude Stein » - « là, Colette lut la pièce qu’elle avait tirée de La Seconde et Tagore ses poèmes »…


Les Racine et Adrienne Lecouvreur ou la Champmeslée les avaient déjà précédés en d’autres affinités électives formant une chaîne ininterrompue dans l’immense champ des possibles d’un univers où l’art et la vie mènent leur sarabande - là où l’alphabet codé des acides nucléiques  suscite ce prodigue réunissant auteurs et lecteurs en d’incertaines intensités communielles… Si la Terre s’est passé de l’homme durant trois milliards et demi d’années, l’horloge moléculaire du diariste amoureux des arbres et des nuages excelle à faire résonner le fil d’or d’une généalogie inspirée, certes éloignée dans la nostalgie comme dans l’amnésie collective mais dont la grâce est de ne plus jamais s’effacer dans l’équilibre d’un monde…


Michel Loetscher


Jean Chalon, Le Journal d’un ours : 2008 à 2011, éditions du Tourneciel, collection « Le Chant du merle », novembre 201#5, 180 p., 15 €

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