Jean d’O. par lui-même, ou le bis de la Pléiade

Finalement, il n’y a pas qu’Alain Delon qui parle d’Alain Delon – lui, à la troisième personne du singulier, ce qui lui a valu la marionnette des Guignols que l’on connaît – car voici Jean d’Ormesson dans un gracile numéro d’équilibre sur une jambe pour évoquer son ombre, jumeau inconscient qui s’éveille au son de la plume sur le papier Vergé…

Le tome 2 de la collection de la Pléiade accueille le mystique et mythique roman La Douane de mer plus cinq objets littéraires non réellement identifiés, entre fable, récit et roman, ces pièces hybrides dont Jean d’Ormesson avait le secret et qui enchantaient ses lecteurs – parfois moins ses commentateurs. Mais ne versaient-ils pas dans la jalousie facile, ces derniers Mohicans à vouloir impérativement qu’un artiste soit maudit ou malheureux ?
Jean d’Ormesson clamait haut et fort son bonheur terrestre et remerciait à longueur de pages les fées qui s’étaient penchées de concert sur son berceau pour ne rien oublier, ni la gouaille qui plaisait tant à ses dames – à moins que ce ne fusse l’œil bleu pétillant ou le sourire malicieux –, la mémoire et le sens de l’Histoire, le don pour raconter des histoires et le style pour enjôler ses lecteurs, la foi inébranlable en la vie et l’Homme, la joie communicante et le mot assassin enrubanné de soie qui faisait mouche… Oui, l’homme était gâté des dieux, à n’en pas douter.

Notre chevalier des temps modernes cavalcadait sur les parquets du Ritz dans son armure de tweed, mais cela ne le rendait pas moins sensible : il avait seulement plus de manière, une éducation à l’ancienne qui le rendait exquis en toute circonstance – et je me souviendrais toujours de son clin d’œil, au fameux bar de l’hôtel de la place Vendôme, quand ma cousine alla le saluer tandis que je me tenais en retrait de quelques pas, mais je ne lui avais pas échappé ; son œil d’aigle n’en perdait pas une miette…
Ainsi déguisé en homme du monde, Jean d’Ormesson n’en nourrissait pas moins quelques blessures qu’il savait indispensables à la construction de son œuvre, et qu’il dissimulait par coquetterie mais, comme il l’avoua à François Nourissier, laissait ouvertes. Oui, il était aussi un homme meurtri.

Écrire donc, pour tenter soit d’oublier, soit de contenir, voire de répliquer à ce que nous affrontons d’inconcevable, mais avec des repères éblouissants (lettre à René Char). Mais écrire dans l’unique, cette seule manière d’être en harmonie et de poursuivre l’impossible, écrire sans modifier grandement la manière de. Ainsi le reconnait-on dès son premier livre (voir le tome 1) jusqu’au dernier : l’écrivain Jean d’Ormesson demeure à travers le temps semper idem. Reproche cent fois avancé, toujours le même livre, toujours le même style, qu’il balayait d’une coquetterie : Je fais du Mauriac… On pourrait rajouter, « ou du Proust », car ce dernier affirmait que l’artiste vient dans le monde pour faire entendre une note, une seule.
Mais que l’on se rassure : si la tonalité est sensiblement la même, l’histoire, elle, n’a rien de commun entre La Douane de mer et Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée ou Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. Le talent de Jean d’Ormesson est dans le renouvellement, savoir retourner aussi bien son gant que l’espace tout entier, et nous raconter pareillement les petits tracas quotidiens à connotation autobiographique que l’immensité cosmique et les grandes questions insolubles de l’humanité…

Le 5 décembre 2018, Jean d’Ormesson avait enfin toutes les réponses à ses questions, et l’on attend toujours qu’il confirme ses hypothèses mais aucune table ne tourne pour l’instant dans les salons autorisés. Toujours est-il que demeurera ces volumes en Pléiade comme témoignage de son œuvre, son nom est inscrit au registre de l’Académie française, alors, seul le temps infini, et la méprise des Hommes pourrait le plonger dans l’oubli ; à moins que…

François Xavier

Jean d’Ormesson, Œuvres II, édition de Philippe Berthier, Bibliothèque de la Pléiade n°635, Gallimard, septembre 2018, 1632 p. – 59,50 € jusqu’au 31 mars 2019 puis 64,50 €

Ce volume contient :
Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée – La Douane de mer – Voyez comme on danse – C'est une chose étrange à la fin que le monde – Comme un chant d'espérance – Je dirai malgré tout que cette vie fut belle

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