Le texte est l'épiderme de la conscience

Je suis bien dans ma peau avec tout ce qu’elle comporte de mélanine et de beauté, c’est pour cela que je me sens bien dans mes mots.

L’Américain moyen a le sens de la formule. Je ne distingue pas les couleurs, dit-il. Dans les rues de New York que je connais un peu pour y avoir vécu, c’est ce qu’on entend de temps à autre. Il ne s’agit pas de cette vraie maladie de la vision où la perception des couleurs est anormale, le daltonisme pour les intimes.  On est plutôt dans le jeu de mots, dans la figure de style. Je ne distingue pas les couleurs. Cela veut dire : Que vous soyez blanc ou noir, jaune safran, rouge rocou ou vert foncé, je m’en bats l’œil.  Aucun sentiment d’intolérance pour les couleurs de peau autres que la mienne. Ce serait donc une malvoyance du deuxième genre… Baliverne !  Tout pourfendeur d’idées reçues ou voleur de belles images trouverait la formule superbe. Un petit souci : pourquoi clamer haut et fort ce qu’on ressent au-dedans, dans les quartiers intimes de ses émotions ?  Je peux vous entendre sans votre parole. Votre nature saute aux yeux.  Emerson l’a suggéré.  La nature de l’homme est si parlante qu’il n’est guère besoin de faire aucune déclaration.

J’avais promis à certains de mes lecteurs de refouler le petit bonhomme de science qui se cache en moi pour ne pas nuire à la littérature. Mais je suis bien forcé de capituler pour une petite minute. Je saisis le sujet comme prétexte pour une petite mise au point. Rien n’est jamais tout à fait blanc ou noir en matière de peau. 
Il y a toujours, en filigrane, quelque chose qui en altère l’intégrité. La peau, c’est le lieu d’un spectre de couleurs allant du presque blanc au presque noir, avec en plus du rosé, du safrané, du chocolaté, toute une polychromie intermédiaire due au rouge de notre sang, au jaune paille de notre sérum. Ne parlons pas des petites anomalies cachées qui nous minent à l’intérieur et nous décolorent. 
Toute vie est condamnée à changer et à se dégrader dès la première seconde de l’existence. Un excès de pigment ici, pas assez là. Des accidents de parcours qui comme des dièses ou des bémols, introduisent des nuances parfois indésirables dans la musique de notre vie, dans notre harmonie intérieure. Tenez-vous bien, même les yeux bleus d’un bébé blanc, même une forte dose de mélanine sur une peau noire, quand ils surviennent en dehors de leur généalogie habituelle, peuvent être à l’occasion le signe d’une maladie. Chacun son lot, sa dose de pigment. Posée simplement en blanc ou noir, la question de couleur de peau tombe sur un sérieux malentendu…
Trêve de science. Littérature, ouvre-toi. Pénétrons dans la déraison, la dérision ou la drôlerie. Dans le dédale des travers, du travesti et de la bêtise humaine… Plongeons dans la psychologie des profondeurs et de son contraire. C’est le propre des mots, de la poésie, du roman ou du théâtre. La littérature se veut impertinente, elle se moque d’elle-même. Regarde ma peau, mon pote, et dis-moi qui je suis… Impossible. Regarde plutôt mon texte.

Chez l’écrivain, le texte est l’épiderme de la conscience. Lisons de moi trois anciennes phrases pour en ausculter les couleurs. L’on verra peut-être que je suis bien avec le monde, bien dans ma peau, bien dans mes mots.

J’aime la vénusté 
du ciel de Bassin Bleu
tes deux grains de beauté
le marron de tes yeux
je m’en fous du monde
je rêve de Guillaumonde
je prends langue avec toi
te parle mon patois
fleur bleue de Fond d’Icaque
je t’admire et je craque (2008)


   *

Le bonheur est tout jaune   
quand ton chinois aumône   
m’offre un baiser d’orient
dans le godet rouge
de tes lèvres qui bougent
vert est ton univers 
et moi je suis tout bleu
contre ta peau d’orange
contre ta peau de soie (2008)

                *

C’est le cri d’amour de la chlorophylle qui pousse en moi, cousine de mes couleurs, de toutes les couleurs, de l’hémoglobine universelle et de la mélanine amante de lumière.

Extrait de L'Impertinence du Mot d'Hélène Tirole et Jean-Robert Léonidas, Riveneuve, Paris 2018

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