Prestige et rayonnement du mobilier royal

L’ébénisterie conçue et réalisée sous le règne de Louis XIV, le plus long que la France ait connu, est un de ces domaines rares et complexes qui deviennent vite passionnants dès lors qu’ils sont traités avec cette ampleur et cette érudition.
Calin Demetrescu, historien d’art, a consacré près de vingt ans au sujet, analysant une histoire encore en partie inexplorée, plongeant dans les archives et les collections publiques et privées, revoyant la délicate question des attributions, observant de près les ateliers, suivant la carrière des ébénistes les plus réputés. Cela exige autant chez l’auteur que chez le lecteur un faisceau d’intérêts préalable, une attention extrême, des connaissances techniques affinées, un goût marqué pour le travail du bois et le luxe de ses décorations, une ouverture d’esprit envers un thème majeur des arts décoratifs. Ce livre constitue donc une source d’informations, de découvertes et de références inégalée sans cesse alimentée par un magnifique ensemble d’illustrations.

 

Déjà organisés au Moyen-Age en corporations, les artisans, tout en obéissant à une stricte hiérarchie, disposaient de leurs propres privilèges. Autour du XIIIe siècle, les charpentiers de petite cognée fabriquaient des pièces de mobilier, comme les huches. Les maîtres menuisiers dont Louis XIV confirma le statut en 1645 et les menuisiers ébénistes, ce dernier mot rappelant par sa racine l’ébène, ce fameux bois exotique dur et veiné, possédaient chacun leur marque. Ils appartenaient à une communauté, la jurande, qui permettait d’avoir la traçabilité de l’ouvrage fini.
L’estampille, à la fois poinçon, cachet et signature, reprenant souvent les initiales de l’artisan, apposée sur les traverses des sièges, au dos ou dans un angle des meubles, offrait la preuve d’une qualité d’exécution et d’authenticité. Les anciennes armes de la corporation, la varlope, le ciseau, le maillet, donne déjà une première idée des instruments qu’utilisaient les compagnons, au demeurant unis par des liens familiaux forts, leurs origines étrangères pour nombre d’entre eux, la religion, la transmission des charges, les lieux d’habitat situés entre les deux points d’ancrage parisiens de l’époque, le Louvre et les Gobelins. Versailles de son côté attirait et conservait les meilleurs talents. 

Les pages qui relatent au début du livre la vie des acteurs de cette nébuleuse apportent des données peu connues qui éclairent opportunément les autres chapitres. Une petite dizaine de grands noms animent cette constellation d’ébénistes royaux, Boulle, Poitou, Oppenordt, Gaudron, Harmans (ou Armand), Pierre Gole, César Campe, Jean Macé, autour desquels gravitent sculpteurs, peintres, vernisseurs, marqueteurs. Leurs biographies en seconde partie de l’ouvrage détaillent ces carrières et les clientèles qui s’attachaient à leurs œuvres. Un remarquable ébéniste, Domenico Cucci, renvoie au valet de Mazarin, Francesco Cucci, un de ses parents.
Sous le pouvoir de l’habile cardinal, fervent amateur de meubles de valeur et de cabinets en pierres dures, se mesurait l’influence de l’Italie tant en politique que dans les arts. Cucci, bronzier et lapidaire, s’inspirera entre autres des Métamorphoses d’Ovide. L’image d’Apollon entre dans cette iconographie somptueuse ; revenant souvent, elle évoque le roi olympien, son éclat souverain, sa puissance aux combats.
Car, en parallèle aux conquêtes militaires, c’est du rayonnement du modèle français qu’il s’agit. La diffusion des exemples de tant de chefs d’œuvre se faisait en grande partie par le biais de la gravure qui circulait entre Paris et toutes les grandes capitales de l’Europe.

 

Stimulée par les commandes, entraînée à produire pour la Cour l’excellence dans un raffinement sans cesse croissant de motifs, une exploitation intelligente des styles, du classique au rocaille, une originalité permanente des volumes, la créativité des artistes se manifeste à travers les bureaux, les commodes, les armoires, les bibliothèques, les coffrets, les cartels.
On peut admirer notamment un bureau plat et son curieux cartonnier, en bois et placage d’amarante, bronze doré, qui se trouvait au château de Bercy, ou encore cette extraordinaire pendule "Au temps couché", en marqueterie de laiton et d’écaille, bronze doré, cadran où se succèdent les chiffres romains pointant les heures, de 1712 d’André-Charles Boulle. Ce dernier, un des ébénistes les plus réputés, était aussi un acquéreur immodéré selon Calin Demetrescu d’œuvres d’art. Il collectionna des dessins de Carrache, de Philippe de Champaigne, des portraits de Van Dyck et le carnet de voyage de Rubens.

Beaucoup de ces trésors ont été détruits ou ont disparu. Il en reste encore énormément, dispersés sans aucun doute un peu partout dans le monde. D’où l’intérêt d’avoir un livre qui en assure une sorte de synthèse.
Au fil de ce parcours, on croise quelques-uns de ces personnages illustres qui ont contribué à donner aux ébénistes une place à part dans la société d’alors, Marie de Médicis, Mansart, le Grand Dauphin, Louvois, Philippe V d’Espagne, le pape Innocent XII, Maximilien-Emmanuel II de Bavière mais aussi des noms inconnus de particuliers, témoins de l’immense attrait de ces pièces qu’ils voulaient également acquérir pour leur éternelle beauté.

Dominique Vergnon

Calin Demetrescu, Les ébénistes de la couronne sous le règne de Louis XIV, 246 x 289 mm, 410 illustrations, La Bibliothèque des Arts, septembre 2021, 438 p.-, 59 €

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