Paolo Giodano, Le corps humain

Il y a un mystère italien, sans doute est-il lié à cette culture si particulière, faite à la fois d’une extrême violence et d’une beauté exacerbée, si bien que l’opposition de ces deux caractères fusionne en une sorte d’aura qui donne aux Italiens tout leur charme. Et c’est sans doute dans ce détachement face aux incuries humaines, qu’il faut trouver les raisons qui font que les aventures militaires italiennes sont toutes teintées de magie et d’invraisemblances. De l’humiliation d’une armée moderne défaite par des africains munis de lances et de flèches à l’extraordinaire « neutralité » constatée lors des attentats beyrouthins lors de l’intervention occidentale au cœur de la guerre civile qui ont vu Français et Américains être littéralement soufflés par l’explosion de leur QG respectifs (quand le contingent italien était épargné), à la bienveillance dont ont bénéficié les troupes transalpines en Irak et en Afghanistan : il semble bien que les dieux aient un penchant pour cette armée-là, surtout quand elle a une mission d’interposition ou de maintien de la paix.

 

Pour briser cette apparente légende, Paolo Giordano, que le monde a découvert en 2009 avec La Solitude des nombres premiers (mis en images par Saverio Costanzo en 2010, après avoir été traduit dans quarante pays), nous plonge dans l’enfer afghan à la suite du peloton Charlie envoyé en mission de paix (sic). Mais, s’il n’est pas de la même trempe que l’extraordinaire Inchallah d’Oriana Fallaci (Gallimard, 1994), il offre un authentique résumé des composantes humaines. D’ailleurs, c’est un peu avant la page 300 que les choses se compliquent. Car en guise de hors-d’œuvre, Giordano nous dépeint les mille et une péripéties qui composent ce portrait chinois d’une compagnie militaire. Les gradés arrogants et vulgaires, les souffre-douleurs, les planqués, le médecin philosophe et la nouveauté : la présence féminine. Du côté italien c’est totalement assumé jusqu’à la possibilité d’avoir des relations sexuelles sans se cacher… Un parallèle amusant avec l’armée française qui, lors des premières incorporations, taxait d’homosexuel un soldat ayant une relation avec une collègue…

 

Côté italien, la bagatelle est autorisée, voire encouragé par le colonel… Surtout la veille de partir en patrouille à travers les gorges escarpées d’une région pour le moins hostile. Après six mois passés à chasser la poussière et tuer le temps, le peloton Charlie va devoir se confronter à la dure réalité d’un pays en guerre.

 

Mais pourquoi faut-il la guerre pour former un homme ? Pourquoi (presque) tous les témoins de la guerre civile libanaise (1975-1990) disent-ils qu’ils regrettent (presque) cette période où tout était plus intense, où la vie semblait si pleine de goût ? La paix serait-elle propice à l’ennui ?

Tout le moins, comme le prix Goncourt 2013 s’intéresse aux démobilisés de la Grande Guerre, cet extraordinaire roman d’introspection, se déroule aussi dans un environnement hostile. Nonobstant, si l’on suit le peloton Charlie jusqu’aux confins du Gulistan afghan, l’accrochage avec les Talibans qui causera la perte de quelques hommes n’est que l’épicentre du tremblement de terre. Les ravages causés par le système qui nous gouverne sont plus sournois, plus intimes, et déclencheront des effets induits avec retard, comme une chimiothérapie qui détruit toujours un peu plus que la simple tumeur cancéreuse.

 

Car ce ne sont que des gosses qui sont, une fois encore, manipulés par les hommes politiques pour servir de chair à canons. Avec une moyenne d’âge d’une petite vingtaine d’années, la troupe ressemble plus à une colonie de vacances qu’à un groupe de soldats d’élite. Or, la réalité finit toujours pas vous rattraper : qu’elle soit incarnée dans un fœtus oublié au pays dans le ventre de l’une de vos maîtresses, qu’elle vous fustige par mails interposés derrière un pseudo idiot qui cache la véritable nature de votre correspondant, qu’elle vous cingle au téléphone par l’entremise de la voix de votre sœur qui s’est mise à haïr vos parents, la réalité est là, et bien là. Il faudra faire avec. Il faut faire avec.

 

À la fois roman initiatique et formateur, Le Corps humain a le charme désuet des feuilletons où les personnages hauts en couleur s’invitent en vous et s’incrustent, désormais compagnon d’infortune…. Les jeunes militaires vivront un voyage au bout d’eux-mêmes, preuve supplémentaire que la guerre ne débouche sur rien. Et surtout ces opérations, plus politiques que militaires, qui n’ont aucune légitimité ni objectif réellement défini, si ce n’est créer un nuage de fumée pour gogo-citoyen en mal de pensée unique. Au détriment de l’Homme, fétu de paille emporté par le cours de l’Histoire. Jusqu’au jour où il décidera de l’écrire lui-même…

 

François Xavier

 

Paolo Giodano, Le Corps humain, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, août 2013, 416 p. – 22,00 €

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