Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Margaret Atwood, Servantes de Gilead : Écarlate et glaçant !

Où a conduit l’ancien monde, celui où l’on déversait des tonnes de produits toxiques dans les rivières, celui des droits et de la liberté ? À une nouvelle cité, Gilead, inventée par la Canadienne Margaret Atwood en 1985 dans The handmaid’s tale (La servante écarlate), adapté en série télévisée en 2017.

June, dont on ne sait pas le nom dans le livre, est servante chez le commandant Waterford. Comme les autres servantes, elle porte le prénom de son maître précédé de la préposition « de » qui indique son appartenance. June est donc Defred (Offred en anglais), comme il y a une Dewarren, une Deglen... Elle est vêtue d’une tunique rouge et d’une cornette blanche, qui indiquent qu’elle tient le rôle de génitrice. En effet, à Gilead comme dans le reste du monde, la natalité a si bien décliné que, quand un enfant naît, il a peu de chance d’être normal ou viable. Cette crise a conduit peu à peu à l’assassinat du Président et à l’instauration d’un régime patriarcal très strict dans lequel les rôles des individus sont clairement répartis selon leur sexe.

Pour combattre la stérilité, les femmes en âge de procréer sont placées dans les résidences des puissants dont l’épouse est stérile : ce sont les servantes. Elles doivent porter l’enfant de ces couples qui ont les moyens de se les offrir, et le bébé est conçu lors de la Cérémonie : l’épouse, assise sur le lit, reçoit entre ses cuisses la tête de la servante allongée sur le dos. Elle lui tient les mains tandis que l’homme s’accouple avec elle. L’idée de ce coït triangulaire, froid et chirurgical, n’aurait sans doute pas été acceptée si elle n’était pas justifiée par la Bible. Le livre s’ouvre sur l’exergue suivant :

« Voici ma servante Bilha. Va vers elle et qu’elle enfante sur mes genoux : par elle j’aurai moi aussi des fils. »

Tirée de la Genèse, cet extrait fait référence à l’histoire de Jacob, à qui sa femme Rachel ne pouvait pas donner d’enfants. La cité de Gilead s’appuie sur ce texte biblique pour justifier le rôle des servantes, soumises et honorées puisqu’elles portent le « fruit ». D’ailleurs, pour se saluer, à Gilead, on ne dit pas « bonjour », mais « blessed be the fruit… (béni soit le fruit) » à quoi on répond « may the Lord open (que le Seigneur l’ouvre) »

Tout a lieu sous le regard de Dieu, et le regard de Dieu passe par celui des hommes : des camions noirs circulent dans la cité, rappelant l’œil espion de Big Brother. On ne parle pas, on n’ose pas chuchoter. Tout est fait pour soumettre, intimider, terroriser : les « rédemptions » sont des exécutions publiques. Sur un grand mur pendent des médecins qui autrefois avortèrent les femmes, des « traîtres au genre » (homosexuels), portant chacun une petite pancarte indiquant leurs crimes. Les « particicutions » sont des lynchages auxquels prennent part les servantes : c’est une façon de les défouler et de les asservir davantage.

Dans cet état totalitaire, les femmes sont toutes assignées à un rôle particulier : les Marthas sont les gouvernantes ; elles s’occupent de la nourriture, du ménage, de l’intendance. Les moins riches sont des écofemmes : elles font partie de la masse ; on les méprise mais elles ont le droit de vivre puisqu’elles peuvent se reproduire ; on les reconnaît à leurs robes bariolées. Il y a aussi les tantes, des femmes qui ont passé l’âge d’enfanter et qui sont là pour faire régner l’ordre et la discipline, sortes de kapos qui soumettent les autres pour s’assurer une vie convenable. Elles dressent les servantes à coups de sermons et d’aiguillons électriques. Les pires sévices sont endurés par les rebelles : le roman va finalement moins loin que la série sur ce point. L’énucléation de l’une qui refuse son sort, l’excision de l’autre qui a eu une liaison avec une congénère auraient pu se trouver dans le livre, au même titre que les pieds de la fugueuse que l’on fouette et que l’on déchire. Et puis ailleurs existent les Colonies où sont exilées les criminelles, les antifemmes (féministes, lesbiennes…) et les servantes qui n’ont pas réussi à tomber enceinte. Là-bas, on meurt à petit feu en recyclant les déchets nucléaires.

Les hommes ne sont pas mieux lotis dans ce monde dictatorial : ils doivent assumer leur virilité, ne pas se livrer à la luxure. Les interdictions pèsent aussi sur eux, mais c’est le poids des maîtres. Ils sont commandants, militaires, gardiens, maris, jamais amants. Officiellement… Ils sont exécutés ou envoyés dans les colonies aussi en cas d’insoumission aux règles.

L’ensemble est sombre et triste. La lumière est faible ou artificielle, froide et hivernale à l’extérieur, le soleil métallique, comme en Océania. La servante est enfermée dans une petite chambre dont la fenêtre ne peut pas s’ouvrir ; pour en sortir, elle emprunte un couloir, long et mince intestin qui débouche sur une maison qui ne lui appartient pas. Ce monde est sans espoir, incolore (si l’on excepte les robes dont la couleur subordonne à une classe), étrangement silencieux, placé sous le signe de la procréation devenue valeur suprême. June, la narratrice et personnage principal du film dont on entend les pensées en voix off, songe souvent à son passé, pas si lointain, où elle vivait avec Luke et sa petite fille. Le plus terrifiant est que la situation a basculé très vite et que cette théocratie s’est installée en peu de temps. Les signes étaient là, mais personne n’a voulu les voir : réduction des libertés à cause des attentats islamistes ; manifestations réprimées ; licenciement soudain des femmes dont on a bloqué les comptes en banque… Et tout cela dans une ville américaine où les mœurs étaient libres. « Impossible ici », dirons-nous, pour reprendre le titre du livre de Sinclair Lewis réédité récemment, à l’occasion de l’élection de Donald Trump…

La série supprime le personnage de la mère, féministe combative, qu’elle fusionne avec celui de Moira, la meilleure amie lesbienne à qui elle donne un rôle plus important. L’adaptation télévisée fait de Waterford et de sa femme un couple très séduisant, au point que la belle Yvonne Strahovski (vue en femme trouble et vénéneuse dans Dexter), qui incarne Serena Joy, l’épouse de Fred Waterford, ne ressemble plus à la boiteuse haineuse et détestable du livre. Elle installe une ambiguïté entre elle et la servante, très intéressante (et qu’auraient pu creuser les scénaristes). La série développe aussi la figure du mari de June, Luke, dont elle fait un rescapé qui va agir dans l’ombre pour la libération alors que sa présence est très fugace dans le roman.

Le livre est finalement plus défaitiste, plus fermé, moins audacieux que la série. La narratrice y est aussi moins attachante. On peut regretter des passages maladroitement traduits en français (« Ils demandent s’ils peuvent prendre votre photo»), ou cette prétendue énigme en latin de cuisine qui fait sourire (car n’importe quel non latiniste saurait en comprendre le sens même vaguement) : « Nolite te salopardes exterminorum.»

Le roman se termine exactement de la même façon que la saison 1 de la série : June tente de s’échapper grâce à des complices dans la maison. Mais s’en sortira-t-elle ? Margaret Atwood écrit ces derniers mots : « Et donc je me hisse vers l’obscurité qui m’attend à l’intérieur ; ou peut-être la lumière », puis elle enchaîne avec des « Notes historiques » qui font partie intégrante du roman et qui apportent quelques éclaircissements sur les personnages et la situation. Vu le succès de la série et le nombre de choses laissées en suspens (ce que supporte la littérature mais moins la télévision), les scénaristes travaillent déjà sur la suite, d’autant plus qu’ils ont inventé d’autres personnages, développé des situations que le livre n’avait qu’évoquées. Et Margaret Atwood sera aux côtés de la production pour faire et voir grandir sa glaçante cité dystopique.

Céline Maltère

Margaret Atwood, La servante écarlate, Robert Laffont, coll. « Pavillons poche », juin 2017, 540 pages, 11,50 €

The Handmaid’s tale, Bruce Miller (saison 1, 10 épisodes de 52 mn).

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