Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Gare à Lou ! : Teulé fantaisiste

Avec Gare à Lou ! Jean Teulé s’est lancé un triple défi : pas un gros mot, pas de sexe, pas de religion ! Ses derniers romans, Héloïse, ouille ! et Entrez dans la danse exploitaient à l’excès cette veine gaillarde dont Rabelais même aurait rougi. Pas d’Histoire revisitée non plus dans ce dernier livre paru chez Julliard, mais une anecdote gonflée en cinquante courts chapitres qu’on verrait bien adaptée en bande dessinée.

Le décor est futuriste : les gratte-ciels sont devenus des écorche-cieux dont les derniers étages sont plongés dans les stratocumulus. On y croise des « e-hélicoptères », on feuillette l’album de « photo-hologrammes », on paye en « euro-yens ». Le président, Hannibal Zhan Shui, est un dictateur falot qui en veut à la terre entière et dirige le monde depuis la Boule à Neige, Maison-Blanche des temps à venir. Au 276e étage, partie réservée aux pauvres gens, Lou Moaï-Seigneur et sa mère Roberte partagent un minuscule appartement, sous le regard d’une femelle Périophtalmus barbarus, un étrange poisson-bovin « qui fait toujours la gueule ».

Lou, une petite-fille de douze ans que ses camarades de classe appellent « Dents de lapin », est détentrice d’un pouvoir extraordinaire : ce qu’elle souhaite de mal aux autres se réalise ! Un bien étrange pouvoir que chaque lecteur a sans doute un jour espéré posséder. Sa première victime tombe sous ses yeux dans l’escalier sans qu’elle ait fait le moindre geste. Suivent une spectaculaire – pour Saudade, le policier qui en est témoin – transformation des roues d’une voiture en cycles de vélo et une non moins extraordinaire chute de bouse d’éléphant pour arrêter la fuite de trois voleurs de sac à main… Le tout à l’avenant. Teulé, à travers son héroïne prépubère, a l’imagination facile, l’inspiration potache et pas fine : les sorts sont jetés sur des coups de tête, les métamorphoses sont bébêtes… Si l’on avait voulu se payer la tête de jeunes lecteurs, on aurait, tant il est simpliste, publié ce récit pour la jeunesse. Mais Teulé préfère se payer la nôtre, voir, d’année en année, jusqu’où il pourra aller en se jouant de la littérature. Tant que ça marche…

J’aime beaucoup Jean Teulé, que je tenais, il y a quelque temps encore, pour l’un des meilleurs écrivains de son temps. Génie des mots, expert du bizarre, toujours bord cadre, il a écrit quelques chef-d’œuvre, qui valent mille fois plus que ses six derniers livres réunis : qu’on lise L’œil de PâquesBalade pour un père oubliéDarling, le sublime et indépassable Ô Verlaine !, l’admirable Je, François Villon, l’original Montespan, le cruel Magasin des suicides ou le terrible Mangez-le si vous voulez… qu’on les lise pour y trouver la poésie de Jean Teulé, son univers fou et étrange, sa manière particulière de lire l’histoire. Une belle expression par page, une trouvaille, un trait, voilà ce qu’était Jean Teulé et qu’il n’est plus, cantonné à un rôle d’amuseur loufoque, barré, déjanté, cintré… La veine réaliste abandonnée, la veine poétique épuisée, Teulé suit dorénavant le filon fantaisiste, grotesque. Que ceux qui l’encouragent dans cette voie reviennent à la raison !

Si le livre était une fable contemporaine, comme on entend ici ou là, le ton désinvolte et détaché serait pardonnable et la morale l’emporterait sur les choix stylistiques discutables. Quand il a besoin de nommer les deux avocats de la compagnie Pear, un succédané d’Apple, Teulé ne trouve, pour tout potage, que « madame Turlututu » et « monsieur Bichon des îles »… Au chapitre 7, l’homme changé en poule par la vilaine Lou « gesticule ses bras avec des mouvements d’aile » ; au chapitre 15, « on a découvert qu’elle était singulièrement douée d’un don unique », etc. La phrase est souvent lourde, plate, laborieuse, didactique, loin de la gouaille virtuose de l’écrivain. Il existe un livre audio de Gare à Lou ! (Lizzie) : ce gueuloir moderne aurait dû alerter Jean Teulé qui ne parvient pas, alors qu’il les lit lui-même, à faire décoller ses propres mots. 

Pourtant, on décèle dans ce récit des ébauches de ce qui aurait pu donner un bon livre : le Bar des Sanglots, par exemple, où l’on sert des peines infinies, des secousses nerveuses ou des inconsolables. Mais lieux et personnages sont ébauchés, ils passent, l’auteur étant trop entraîné dans l’enchaînement de ses péripéties. Lou, une fois son pouvoir détecté, est kidnappée par les services secrets de l’État et confiée, dans une réplique conforme de sa chambre, à trois branquignols de l’armée. Lou sera désormais une arme au pouvoir d’Hannibal Zhan Shui ; elle pourra annihiler des peuples, empêcher la signature de contrats internationaux, désendetter la nation.

Ce roman est une farce, assumée par l’auteur qui en a raconté la genèse : contraint de prendre un autre train de retour, un soir de dédicace dans une librairie de province où la foule ne désemplit pas, Jean Teulé est contrôlé par l’agent de la compagnie de transport qui lui inflige une amende. Furieux, Teulé rappelle le contrôleur et lui souhaite, haut et fort, un grand malheur. De ce fantasme de toute-puissance naît Gare à Lou ! qui s’est dicté à lui.

Jean Teulé, avec une malice un brin vicieuse, jubile alors : « Peut-être qu’il est mort ! »

Espérons qu’il ne m’en souhaitera pas autant.

Stéphane Maltère

Jean Teulé, Gare à Lou !, Julliard, mars 2019, 192 pages, 19 euros.

Aucun commentaire pour ce contenu.