Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Gérard de Cortanze, Femme qui court : Violette Morris, Atalante au XXe siècle

Les femmes et les truands se taillent, dans la littérature actuelle, la part du lion des romans biographiques. Pauline Dubuisson (La Petite Femelle de Philippe Jaenada, Je vous écris dans le noirde Jean-Luc Seigle), le braqueur Bruno Sulak, du même Jaenada, René Frégni (Tu tomberas avec la nuit) sont devenus des personnages romanesques au même titre que Sheilah Graham, la dernière femme de Scott Fitzgerald (L’Autre Côté du paradis de Sally Koslow), l’aviatrice Jean Batten (Fille de l’air de Fiona Kidman), Peggy Roche, l’amour secret de Sagan dans le récit de Marie-Eve Lacasse, Peggy dans les phares, ou Nancy et Maud Cunard (Avec toute ma colère d’Alexandra Lapierre) qui sont les sujets très féminins (et parfois très féministes) de romans d’aujourd’hui. 

Violette Morris, dans le roman de Gérard de Cortanze, tient des deux : une femme un peu voyou. DansFemme qui court (Albin Michel), il a choisi pour sujet une immense sportive du XXe siècle, totalement oubliée du grand public, et qui figurait, lui-même étant un ancien coureur du 800 mètres, dans son panthéon des athlètes. Violette Morris est née en 1893, déjà en avance sur son siècle. De ses dix premières années, Gérard de Cortanze ne dit rien, sinon l’indifférence de son père et l’hostilité de sa mère. Son récit débute au couvent de l’Assomption d’Huy, en Belgique, où l’adolescente est initiée aux sports par Miss Eliss qui croit en l’idée révolutionnaire d’un épanouissement des femmes par la compétition et la victoire. Au couvent elle a installé d’innombrables lieux d’entraînement qui permettent aux jeunes filles de découvrir leur corps et de s’affronter dans le bassin nautique, sur la piste d’athlétisme, au gymnase, sur un court de tennis ou sur les terrains de basket-ball, de hockey et de football. « Avec 1,66 mètre pour 66 kilos, son tour de cou de 40 centimètres, son tour d’épaules de 1,20 mètres, ses biceps de 29 centimètres et ses mollets de 40 ; avec sa capacité respiratoire de 4 litres, ses longs cheveux noirs que toutes ses amies lui enviaient mais qu’elle détestait car ils la gênaient pour courir, et sa luxuriante poitrine déjà fort développée pour son âge, Violette s’était très vite révélée être une championne accomplie ». Le corps de Violette, comme celui des autres pensionnaires, est de cette beauté que confèrent la gymnastique et l’athlétisme, de cette grâce naturelle qui attirent les regards. Violette en fait les frais le jour où elle est violée par le jardinier du couvent, Octave Vandemer. Dès lors, elle prend deux décisions : ne plus dormir qu’avec sa meilleure amie Sarah et se mettre à la boxe. Elle mettra sa rage et sa violence dans ses poings, prête à faire payer par le sang son violeur.

Lors de la 5e Coupe des Jeunes Filles où Sarah et elle brillent dans les courses de fond, Violette découvre qu’elle est de la lignée des grandes sportives de son temps et qu’elle peut être de ces femmes qui se font une place nouvelle dans la société : « Les hommes n’ont plus de domaine réservé, lance Miss Eliss en 1910, à l’inauguration de la compétition : Mme Thérèse Peltier n’a pas hésité à accomplir un vol de deux cents mètres, à deux mètres de hauteur, dans un aéroplane ; la baronne Raymonde de Laroche a reçu un brevet de pilote féminin ; et que dire de Mme Curie, devenue professeur d’université à la Sorbonne ! »

Quand Violette quitte Huy pour l’école de formation d’Uccle, elle subit la jalousie des autres espoirs du sport féminin. Pour se venger, elle gagne tout, en accumulant les trophées et en s’épanouissant dans des disciplines réservées aux hommes, l’haltérophilie ou la boxe, qui lui permettent de mettre sa violence en cage. Provocatrice, elle finit un combat de boxe, victorieuse, les seins nus. Dominatrice, elle boxe avec une violence inouïe une Danoise qu’elle imagine être son violeur. Sensuelle, elle ne se méfie pas de son désir de tribade et des pièges qu’il lui tend.

Violette Morris est insatiable. Renvoyée d’Uccle pour des jeux saphiques dans le bureau de la directrice, elle met sa hargne dans ses premiers combats de boxe contre des hommes, qu’elle remporte, ou dans des courses à la nage, comme celle des championnats de France où elle termine cinquième, seule femme parmi une trentaine de mâles :

« Comment s’appelle-t-elle, la brune aux gros seins ?

– Ma parole, c’est un homme pour nager comme ça !

– Un monstre, tu veux dire ! S’exhiber à moitié nue : sa place est dans un bordel !

– Ou à la foire du Trône, à côté de la femme à barbe ! »

Violette fait sensation et la presse ne se prive pas de s’intéresser au phénomène. En 1913, la France est encore moralement au XIXe siècle, et l’on a du mal à tolérer qu’une femme se virilise, qu’elle sorte de son rang et qu’elle vienne concurrencer – et battre – les hommes sur leur terrain.

Après la natation et un mariage pour la forme, Violette devient une championne cycliste et, quand la guerre éclate, elle, qui voudrait s’engager, devient ambulancière puis conductrice d’une moto. Àson retour du front, évacuée pour une pleurésie, elle s’engage auprès de Femina-Sports, l’un des premiers clubs omnisports féminin et participe au premier championnat de France d’athlétisme où elle devient un as du lancer de poids. Javelot, football, traversée de Paris à la nage, rien n’arrête cette Atalante des temps modernes. Évoluer dans le monde du sport féminin à cette époque – mais Gérard de Cortanze, avec Femme qui court, sait qu’il parle aussi pour les sportives d’aujourd’hui – c’est se heurter au machisme des journalistes, à celui des médecins et des sportifs, « [l]a palme de la bêtise, comme vous savez, revenant à Pierre de Coubertin. […] je peux le citer dans le texte. J’ai appris sa phrase par cœur : ‟Techniquement les footballeuses ou les boxeuses qu’on a déjà tenté d’exhiber çà et là ne présentent aucun intérêt, ce ne seront toujours que d’imparfaites doublures” ! » Giraudoux aurait pourtant sa place sur le podium : « Le sport reste la seule occupation humaine où les femmes acceptent le principe qu’elles sont inférieures à l’homme et incapables de concourir avec lui. »

Les années d’après-guerre de Violette sont fastueuses et, jusqu’en 1926, elle accumule les records : vingt titres nationaux, plus de cinquante médailles dans toutes les disciplines qu’elle pratique, cent cinquante réunions d’athlétisme, autant de matchs de football, des records du monde par dizaines… Pourquoi avons-nous oublié Violette Morris quand tant d’hommes insignifiants ont laissé dans le monde des arts, du sport et de la politique, une empreinte indélébile ? Gérard de Cortanze nous fait comprendre que Violette a tout pour être haïe de ses contemporains. D’abord, elle est lesbienne et son allure masculine déplaît. Ensuite, elle bat les hommes à leur propre jeu, ne se limitant à aucun exploit : « Ce qu’un homme peut faire, Violette Morris peut le faire », aime-t-elle à répéter, déclenchant par son hybris les malédictions viriles. On se vengera bien de cette démesure, en diminuant ses victoires, en les taisant aussi. On l’accuse de peloter ses concurrentes, d’être agressive et bagarreuse, de ne pas se limiter à un seul sport. Violette est un voyou. Violette est une rebelle. Violette est boulimique : elle veut tout vivre et tout de suite, aussi bien ses amours que ses compétitions. Elle se heurte aux responsables sportifs qui estiment qu’elle donne une mauvaise image du sport féminin, on l’exclut des grandes compétitions.

Femme qui court, à travers la figure de Violette Morris, est un condensé de l’histoire du sport du début du XXe siècle. Et, autre qualité de ce récit de Gérard de Cortanze, qui a obtenu le Prix Historia 2019 du roman historique, on se retrouve plongé dans ces années où on dévore les romans de Pierre Benoit, on lit Le Miroir des Sports et L’Intransigeant, on s’amuse au Bal des Petits Lits Blancs ou au Bœuf sur le toit. Chaplin, Harold Lloyd, le rouge à lèvres Rougix, les exploits d’Alain Gerbault, Musidora, Cocteau, Rachilde, Spinelly, les bananes de Joséphine Baker, Un Chien andalouforment l’arrière-plan des aventures sportives de la scandaleuse Violette Morris.

Le temps de la célébrité est aussi celui des conquêtes féminines, Greta Fassbinder, toute acquise au nazisme, Joséphine Baker, un vent de légèreté dans la pesante existence de Violette, qui la fait monter sur scène pour un tour de chant. C’est aussi celui de la transformation physique – une mastectomie pour devenir un homme, cigare aux lèvres et costume masculin –, de l’emménagement sur une péniche, le temps de la vengeance, le temps du trio Cocteau-Marais-De Bray… une vie tourbillonnante et passionnante que Gérard de Cortanze expose avec brio.

Puis vient le temps de la guerre – la Seconde – et les compromissions. Violette fait du marché noir, dirige un garage allemand… « Les garages sont des lieux de confidences, de fuites, des choses s’y disent. Approvisionnement, essence, pièces détachées, marché noir. On parle beaucoup dans les garages. Il suffit d’écouter, d’ouvrir grand ses oreilles… » Voilà comment le S.S. Obersturmführer Helmut Knochen présente à Violette sa nouvelle mission. Et elle profite largement du confort de la situation. Qu’on ne s’attende pas à trouver, dans Femme qui court, les preuves que Violette Morris méritait le surnom donné par Auguste Le Breton de « hyène de la Gestap ». Gérard de Cortanze n’y croit pas et voit en son héroïne une opportuniste, mais pas une acharnée de la collaboration. La face noire de cette femme ambiguë n’empêche pas de s’attacher à Violette Morris et de louer en elle l’une des héroïnes de son époque. Le style limpide et efficace du romancier entraîne le lecteur dans un sprint insensé qui s’arrête tragiquement le 26 avril 1944. Gérard de Cortanze signe là une œuvre de reconnaissance, presque de réhabilitation, à la gloire d’une femme qui courait bien plus vite que son temps.

Stéphane Maltère

Gérard de Cortanze, Femme qui court, Albin Michel, 2019, 416 pages, 22,90 euros.

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