Une tache blanche dans la vallée

Ils avancent à pas comptés, mesurés, appris par discipline militaire. Ces trois hommes sont aussi déterminés qu’une troupe en marche. Mais personne n’entend encore cette cadence qui sait qu’au bout de sa progression il y aura une proie, comme le loup qui évalue en combien de sauts il sera devant la porte de la bergerie. Alentour, la nature bruit d’autres sons, discrets, persistants, ceux portés par le vent de la montagne, des insectes dans l’herbe, d’une chanson de Trenet fredonnée par une fillette qui joue sur le pas de la porte. Elle a un peu l’air d’une paysanne dauphinoise. Elle se nourrit de lectures et écoute les oiseaux. Dans son innocence, elle ignore la violence. Les échos de la vie simple sont renvoyés par les collines du Vercors. Le printemps est arrivé, après un long hiver. Sous le soleil de juin, il y a « des fleurs à arroser, le petit banc à nettoyer ».

 

 

La marche de la troupe est de moins en moins couverte par ces rumeurs de paix. Cette marche a une voix forte, étrangère, qui résonne d’autant plus que le silence s’est installé à mesure qu’elle est devenue plus audible. La peur est entrée dans la maison où la petite Colette ouvre en témoin privilégié ses yeux et ses oreilles. Sa sensibilité est aimantée par les sons, les gestes et les nuances d’un événement qui en prenant un tour dramatique, se colore dans sa tête. La Pastorale avant l’orage, écrit-elle. Son frère se cache au grenier ; il aurait pu être la victime, au même titre que tout autre maquisard.

 

Le hasard est comme la guerre, une brutalité. Il frappe ou évite sans égard l’un ou l’autre. On respire soudain mieux quand c’est le voisin qui est désigné par son regard aveugle. Dans le logis voisin, un jeune homme portant une barbe et vêtu d’une chemise blanche se trouve devant des uniformes gris-vert, devant des casques, devant un mur d’ordres à exécuter, devant la négation de sa liberté.

 

L’enchaînement est logique, le ressort est remonté pour qu’il se déroule jusqu’au bout, comme celui d’un mouvement d’horloge à qui n’échappe aucune minute. Tout se passe vite, le chemin qui a servi dans un sens accueille dans l’autre le sinistre convoi. Les soldats ont emmené leur prisonnier. La chemise blanche se confond avec l’horizon, elle s’efface à pas lents vers la vallée, suffisamment lentement pour que dans la mémoire de Colette, elle s’imprègne et soit une marque pour ainsi dire indélébile. Ce qui est tache noire dans la conscience des bourreaux est tache immaculée dans la sienne.

 

La guerre a pris fin, le Vercors est à nouveau une manière de paradis pour les promeneurs. Colette a grandi, elle a étudié aux Beaux-arts, elle est devenue peintre, une artiste reconnue. Elle illustre des livres pour enfants, elle a exposé à Paris, Florence, Bruxelles où elle s’est établie. Les années ont continué à passer, le style s’est affermi, diversifié. Huiles, lithographies, dessins, « elle travaille méthodiquement, envoûtée par sa propre quête, poussée par une exigence que l’angoisse renouvelle sans cesse ». Colette Bitker aime « les jeux de transparence et de lumière, dans les ombres, les rondeurs et les courbes, elle nous fait ressentir sa présence ». Des personnages, des visages, son pinceau cherche à saisir le fugitif de l’existence, a en retenir les charmes éphémères. Il y a surtout, comme un leitmotiv en musique, une note qui revient et traverse ses tableaux, un ton ostinato qui s’impose dans son œuvre, s’intercale malgré elle entre eux, les éclaire de l’intérieur alors que paradoxalement cette blancheur céleste provient de la noirceur terrestre.

 

Racontant cette histoire de l’Histoire à la manière d’un poème, Colette Bitker se souvient. Elle se souvient toujours de cette chemise blanche qui descend le sentier, de ce carré de tissu que le soir a argenté et les ténèbres absorbé, que sans doute des balles ont troué. Les mots de page en page sont les pigments de sa palette, elle les transforme en couleurs. Ce récit illustré est en fait celui d’une vie qui s’est étirée, avec inscrit dans sa trame « cet éclat blanc dans l’obscurité, trace de vie au cœur de la nuit…»

 

Dominique Vergnon

 

Colette Bitker, Une chemise blanche dans le Vercors, éditions Michel de Maule, collection Je me souviens, 78 pages, novembre 2013, 18 euros.    

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