Combas & Kijno exposent "Le Chemin de Croix" à l’Espace Bagouet, à Montpellier

Pendant de la très belle – et très mystique – exposition de Robert Combas (La mélancolie à ressorts  : 6 juin-7 septembre 2014) que l’on vous présentera d’ici quelques jours avec son catalogue associé, ce tout aussi mystique et désormais mythique Chemin de Croix peint à quatre mains : Combas & Kijno. Exposé à l’Espace Dominique Bagouet (lieu dédié depuis 2012 aux figures du patrimoine artistique régional), cette œuvre rejoindra dès septembre le Centre d’art sacré de la cathédrale de la Treille, à Lille, puisqu’elle est désormais propriété de la ville de Lille qui a accepté la donation faite en 2013, après celle de 2008 faite à Nœux-les-Mines. Elle s'inscrit dans la continuité du non moins fameux Chemin de croix de l’amour que Kijno réalisa avec Bernard Noël ; voici quatorze stations qui témoignent de l’élan des deux hommes.  Peindre, peindre toujours pour ne pas devenir fou à la confrontation des malheurs du monde, peindre pour descendre, paradoxalement, se fondre, disparaître derrière le paraître ennuyeux et scruter les assises du monde, si chères à Cézanne et mot de passe de Kijno, en commençant par nettoyer les abysses de tout ce qui remonte à la surface, en faire son matériau et l’expulser. Peindre enfin pour s’unir, dans la touffeur du quotidien, à l’homme oiseau qui est libre de dénoncer les turpitudes, de jouir de l’amour, de choisir son chemin…

 

Duo qui n’est pas duel mais dialogue dans la connivence spontanée : quatorze stations qui sont quatorze chefs-d’œuvre de gravité et de dérision car la vie est ainsi faite dans son ambivalence. Quatorze tableaux saisis d’émotion première et d’irrévérence avouée, car le sacré n’exige pas l’ennui, l’hommage ne quémande pas la stature mais seulement que les tripes soient nouées, que la gorge se serre et qu’il se passe quelque chose ! Et il s’en passera des choses dans la tête du public, heureusement.

 

Kijno, déguisé en gavroche de la peinture, fit sa partition en noir, blanc et doré. Combas, lui, a rempli l’espace avec une profusion de couleurs dans sa veine figurative tissant néanmoins sur la toile des consonances abstraites.

Mais attention, ne vous y trompez pas ! C’est une peinture de souffrance malgré l’esthétique moderne que Combas a imprimé au mouvement des scènes. Cette Via Dolorosa, que le pape des papiers froissés et le héraut de la figuration libre ont osé, est unique, car elle oppose le banal au mystique. Combas & Kijno ont posé le postulat de brouiller les pistes pour que cette œuvre commune soit le phare qui guidera les jeunes peintres vers les nouveaux territoires de l’imaginaire. Rien de moins.

C’est donc une œuvre majeure, un point de repère que l’on citera dans les années à venir comme l’instant d’une naissance, plus qu’un courant, une évidence.

 

Combas & Kijno sont donc là pour nous rappeler que la peinture est à l’origine du verbe : on peignait avant de nommer. La Bête de Lascaux, que rédigea Maurice Blanchot en 1958 – et qui mit en ébullition le milieu artistique et intellectuel français – célèbre la fascination qui, dans l’imaginaire esthétique et dans l’inconscient scientifique, remettait en cause le curseur de l’histoire des arts et du processus d’hominisation. René Char, le premier, avait témoigné du choc de cette découverte dans La Paroi et la prairie, dès 1952.

Et aujourd’hui, en enlevant vos lunettes de soleil, le temps que vos yeux s’habituent à l’obscurité, vous penserez à l’idée que ces toiles-là honorent l’Homo faber, hier considéré comme hirsute et sauvage, et qui, par la magie de Lascaux, fut élevé au rang de peintre et son art pariétal l’égal d’un Michel-Ange peignant le plafond de la Sixtine ou d’un Matisse réalisant la chapelle de Vence en 1952…

Alors, les frasques de Kijno & Combas ?

Mais au-delà de cette effronterie qui présente les femmes près du Christ comme de vulgaires madones aux lèvres rouges écarlates, l’on se questionne : ont-elles leur place ? La réponse est sans conteste oui, car elles symbolisent le sens de la vie en rendant sa fluidité au grand mystère du corps ressuscité. Ici, devant vos yeux, est pour la première fois inventée, cette veine luxuriante et si percutante de la modernité mise au service du sacré.

Balayées les soi-disant frasques qui sont bien les témoins d’une émotion inédite, une émotion qui signifie que le sacré, d’une grotte ou d’une chapelle, peint à même la pierre ou, comme ici, jaillissant des tableaux, sera à jamais lié à l’expression picturale dès que l’on ose aborder la souffrance des hommes et leur destin ici-bas.

 

Kijno est un passionné de l’Autre, il est l’amoureux multiple des relations qu’il a pu tisser au fil de sa vie, en recherche permanente d’une complémentarité avec laquelle il fusionnera  le temps  d’un dialogue, d’un repas, d’une lettre, d’une rencontre… Perpétuellement à l’affût, il a su lire, dès 1970, dans l’œuvre en mutation de Robert Combas l’avenir qui l’attendait, et il a pu l’étreindre pour embrasser avec lui l’invisible.  Ici-même, il a laissé venir à lui les formes de Combas, conjugué cette fougue et ce ressac pour donner à chaque scène une situation/forme unique. Combas & Kijno sont parvenus à maintenir une tension exaltée jusqu’à l’apothéose, cette Descente de Croix (14e et dernière station) dans laquelle ils imprimèrent toute l’ampleur de leur vision dans le processus de libération du corps. Jésus n’est pas mort, seul son corps est éteint, mais l’idée même du Verbe demeure intacte. Pour ce faire, nos deux irrévérencieux artistes ponctuèrent ce diptyque d’une anagramme grecque – I Ch Th U S – que les premiers Chrétiens des catacombes romaines déchiffraient en cachette, à partir de chaque lettre : Iesus Christos Theou Uios Sôtre, soit "Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur".



En cela, Combas transperce Kijno, foudroie l’image induite par la forme, fusionne l’œuvre en une seule masse gesticulant l’aboutissement. Alors, si l’œil se plie d’abord à l’image pour éviter la question,  une fois  celle-ci  adoptée par le tableau, vous êtes autorisés à y pénétrer : mais attention, danger ! La foudre vous cloue les pieds dans la pierre et les yeux au paradis ; votre cœur ne vous sert plus à rien, vous être mort et seule votre âme jouit d’une inextricable beauté du sens donné au signifié. Jésus n’a pas subi le martyr pour rien ; loin des dogmes et des croyances, ce moment d’une vie sacrifiée à l’avenir de l’humanité mérite bien une messe.

La voici, au-dessus du brouhaha des curieux, des touristes et des intimes, l’entendez-vous qui siffle à vos oreilles, ce chant d’amour ? Voyez-vous ces tableaux comme je les vois ?

 

La folie de Combas rejoint l’idéal d’Erasme : fustiger ce qui est sérieux, rire de l’acquis et traiter avec respect l’insignifiant, une autre manière d’affirmer cette folie dans la quintessence de la beauté jaculée comme autant de coups de pinceau rageurs qui ne sont, en réalité, que caresses et pitreries. En quatorze stations s’incarnent la violence, et pas seulement celle faite à un seul homme, mais toute la violence du monde qui se déchire dans la perte de l’idée de création pour seulement copier, copier et recopier. Je me retiens de ne pas appeler Picasso à l’aide. Lui qui a tout détruit dans la sauvagerie de la beauté à reconstruire. Et après lui, je vous le demande, qui a su dire combien l’art est une assise fragile aux ailes coupées ?

Si nos deux elfes se sont enfin trouvés pour incarner la vision qui foudroie, l’encre qui inverse l’illusion pour bâtir un ailleurs chez nous, dans ce cadre à l’identique quatorze fois mais toujours différent puisque imprégné de corps en mouvement, nous pouvons affirmer que nous touchons ici au sacré, dans cette conduction entre les formes (Combas) et la présence (Kijno), entre cette surface plate qui est volume de la matière : lorsque notre regard se pose le tableau s’anime. Et chaque station s’impose comme un état limite,  un absolu définitif ; mais déjà le  mouvement instruit de passer à la suivante et, dans cette progression intime, l’intensité opère, graduant sa puissance. Quatorze fois la forme est accomplie. Totalement.


Quatorze fois j’ai en mémoire la dernière parole de Jésus avant de mourir, ce dernier souffle que j’extraie toujours de cet extraordinaire roman qu’est La dernière tentation, de Nikos Kazantzakis : "Tout est accompli".

Oui, tout est accompli avec ce Chemin de Croix dans un mouvement de permutation de l’altérité.

 

François Xavier

 

Ladislas Kijno – Robert Combas, Le Chemin de Croix, préface de Numa Hambursin, texte de Michel Onfray, Méridianes, juin 2014, 56 p. – 10,00 €

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