Ingres, prince à Chantilly

Si Baudelaire trouve que, contrairement à Delacroix, Ingres est trop épris de l’antique et de ce fait manque d’inventivité, il reconnaît volontiers que son talent est immense dans l’art du portrait. Anatole France, qui possède lui aussi un jugement avisé, pense à l’inverse que Monsieur Ingres ne rejoint pas les anciens par les moyens bien incertains de l’archéologie mais par le vol du génie.
Le génie est bien là tout au long de l’œuvre d’Ingres, peut-être avec des inégalités, mais une présence jamais démentie. Les peintures autant que les dessins qui les précèdent dans l’acte créateur le prouvent. Baudelaire en effet poursuit en notant qu’Ingres triomphe dans le portrait, un genre dans lequel il a trouvé ses plus grands et légitimes succès.
Cette fois, l’écrivain a plus que raison. Ingres, qui avait étudié dans l’atelier de David, a un tel souci de la perfection que pour certains de ses portraits, il ne compte pas les années, revenant sur son travail précédent et sans cesse le retouchant, le rectifiant, le modifiant afin de parvenir à ce qui serait à ses yeux un aboutissement absolu. Or visant la beauté idéale, par définition inattingible, Ingres semble être sans cesse insatisfait. D’où ces multiples tentatives d’y parvenir et de n’être jamais totalement sûr de sa démarche.
Les critiques à l’époque, nombreuses et vives, lui reprochent ce souci excessif qui le pousse à avoir des accommodements avec l’anatomie, allongeant ici un bras ou creusant là un dos pour obtenir davantage d’éclat. Pour Ingres, il n’y qu’une voie, il ne transige pas. Il n’y a pas deux arts, il n’y en a qu’un : c’est celui qui a pour fondement le beau éternel et naturel. Ceux qui cherchent ailleurs se trompent écrivait-il.

Preuve éclatante de cette confondante aptitude à composer un portrait et de cette volonté de perfection, l’Autoportrait à l’âge de vingt-quatre ans, daté de 1804 et qui est représenté sur la couverture de cet ouvrage. C’est une splendide symphonie de tons bruns et terre écrit Florence Viguier-Dutheil, conservateur en chef du patrimoine et directrice du musée Ingres Bourdelle, à Montauban.
Ce portrait tout en élégance évoque naturellement par l’autorité de sa composition ces portraits de la Renaissance en particulier ceux de Raphaël dont il s’inspire. En fait, Ingres a retravaillé le tableau et l’achève en 1850, il a alors 46 ans. Plusieurs pages sont consacrées à ce travail et l’étudient de façon détaillée.
Il en est de même pour ces œuvres qui par leurs reprises successives, sont devenues de véritables chefs d’œuvre. Il s’agit de la grande Vénus Anadyomène, toile sur laquelle il revient durant une quarantaine d’années et d’Antiochus et Stratonice, qui ne compte pas moins de sept versions et d’un nombre infini d’études et de dessins préalables.
Enfin, rappelons qu’un des plus saisissants portraits réalisés est celui de M. Bertin, qui nous regarde droit dans les yeux de tout son poids de vérité, exigea un long et assidu labeur.

Ce livre accompagne l’exposition qui se tient au musée Condé de Chantilly (jusqu’au 1er octobre 2023). Conçue selon deux axes, sans être une rétrospective, elle permet grâce aux 110 tableaux et dessins réunis de suivre la carrière de l’artiste d’une part, d’aborder ses relations avec la famille d’Orléans en montrant les liens de proximité que les unissaient d’autre part.
Cette relation fit d’Ingres en quelque sorte un peintre officiel. Henri d’Orléans, plus connu sous son titre de duc d’Aumale (1822-1897), amateur très éclairé de peintures d’histoire, ce que l’on appelait le grand genre,  lui acheta plusieurs œuvres. Le fils de Louis-Philippe qui avait acquis lui-même en 1839 Œdipe et le Sphinx et commandé Stratonice, Ferdinand d’Orléans meurt d’un banal accident à 32 ans en 1842. Dans ce magistral portrait, dont il existe d’autres versions, Ingres met en scène dans la pénombre d’un salon tendu de velours cramoisi un jeune homme à la taille haute et mincela moustache légèrement asymétrique…moulé dans l’uniforme de lieutenant général écrit Côme Fabre. Le contrapposto très marqué assure à la fois prestance et aisance.
Un chapitre important concerne les années italiennes du peintre. Les fortunes critiques ajoutent des points de vue toujours intéressants et variés. En plus d’être le guide indispensable pour bien comprendre et suivre le parcours de l’exposition, cet ouvrage montre comment Ingres, à tous égards, maîtrise la ligne et la couleur et sans cesse associe la grâce et le force, avec une souveraineté indéniable. Des qualités appréciées par les Orléans qui dans le domaine de l’art, étaient exigeants et avertis.

Dominique Vergnon

Nicole Garnier-Pelle, Mathieu Deldicque, (sous la direction de),  Ingres, l’artiste et ses princes, 234 illustrations, 220x228 mm, In Fine éditions d’Art, juin 2023, 288 p.-, 34€

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