On ne badine avec l’humour d’Allais

Alphonse Allais ou le Nonsense de la vie


On ne badine avec l’humour d’Allais, de Jean-Pierre Delaune, est une défense et illustration d’Alphonse Allais irrésistible à maints égards, mais parfois un peu « étouffante », dans la mesure où elle entend traiter le sujet en passant en revue tout-et-même-le-reste.


Plus de 550 pages. Un travail de recherche énorme et des intentions en tout point louables. Et une préface un peu inattendue, mais judicieuse, de Roselyne Bachelot-Narquin sur les aspects politiques du sujet. D’où vient alors ce léger ennui, ce petit agacement que nous éprouvons à la lecture d’On ne badine pas avec l’humour d’Allais — Alphonse Allais par lui-même ? C’est que l’auteur, Jean-Pierre Delaune, déploie une énergie folle à défendre une cause qu’il convenait sans doute de défendre il y a un demi-siècle, quand le Livre de Poche s’est mis à rééditer les contes et les nouvelles de l’humoriste (avec, sur les couvertures, des dessins de Siné), mais qui est aujourd’hui entendue. Même s’il est classé dans la catégorie un peu bête des « petits maîtres », Allais est aujourd’hui reconnu comme un écrivain.[1] Tout simplement parce que son humour est, comme tout humour véritable, d’une infinie tristesse. Parce que l’absurdité n’a pas chez lui le caractère gratuitement agressif de ces chroniques débitées aujourd’hui à la radio ou à la télévision par certains aboyeurs, et parce qu’elle marque notre désarroi et notre impuissance face à la réalité. Allais, en cela, tout en étant beaucoup moins sombre, est assez proche de son exact contemporain Maupassant.


Des exemples ? Nous en donnerons seulement deux. On sait que Victor Hugo avait composé deux vers holorimes célèbres [2] :


Gal, amant de la reine, alla, tour magnanime,

Galamment de l’arène à la Tour Magne, à Nîme.


(Vous savez maintenant, si vous l’ignoriez, ce que sont des vers holorimes.) Mais Allais, poète à ses heures, a su faire aussi bien :


Par le bois du Djinn où s’entasse de l’effroi,

Parle, bois du gin, ou cent tasses de lait froid.


Jeu de mots contourné, diront certains. Ambiguïté amusante, mais ô combien artificielle… Lisons alors l’histoire de ce beau militaire qui, obligé de quitter précipitamment sa belle quand celle-ci reconnaît le bruit des pas de son époux légitime dans l’escalier, se réfugie dans les toilettes de l’étage (oui, l’action se situe dans la seconde moitié du XIXe siècle, et rappelons qu’en 1950, la moitié des appartements parisiens étaient encore dépourvus de toilettes privées…). Lorsque, quelques minutes plus tard, il veut sortir de son refuge, il pousse la porte. Ou plutôt, il essaie de pousser la porte. En vain. Elle est bloquée. Vengeance satanique du mari trompé, sans doute. Toute la nuit, le militaire pousse. Pousse. Pousse. Et désespère. Ces toilettes seront son tombeau.


Le matin, il s’aperçoit par hasard, en accrochant son ceinturon à la poignée de la porte, que celle-ci s’ouvre en fait de l’intérieur.


Fiction ? Bien sûr. Mais soyons honnêtes : n’avons-nous pas, tous autant que nous sommes, vécu des situations idiotes analogues ? Cette perte de repère face à la réalité, qui flirte assez régulièrement avec le fantastique, est d’autant plus convaincante qu’Allais fait souvent preuve, à son propre endroit, d’une étonnante lucidité (ses études ne le destinaient d’ailleurs pas au métier d’écrivain humoriste, mais à celui de pharmacien). Lorsqu’il fait précéder un de ses contes de la dédicace : « A celle-là seule que j’aime et qui le sait bien », se moque-t-il ? N’est-ce pas plutôt une manière d’avouer que lui-même, entiché d’un idéal bien plus que d’une femme précise, serait bien en peine de dire qui est « celle-là » ? On pourrait aussi citer cette lettre qui fait froid dans le dos, dans laquelle il annonce tranquillement à un ami qu’il sent qu’il n’en a plus que pour un an à vivre. A un mois près, il meurt un an plus tard.


Jean-Pierre Delaune a donc raison d’affirmer qu’on ne badine pas avec l’humour d’Allais, mais son ouvrage a le défaut d’être le mélange incertain de deux ouvrages différents. Le premier, dans lequel on se plongera avec délice, est un recueil thématique. Femmes, patriotisme, politique, misanthropie et quelques autres encore… chacun de ses sujets fait l’objet d’un chapitre dans lequel on retrouvera pensées, anecdotes, poèmes, contes d’Allais. Les textes sont parfois un peu tronqués, mais cela n’est pas bien grave : le souffle léger et implacable de la philosophie allaisienne est là bien présent. Mais Delaune entreprend de nous offrir parallèlement, ou plus exactement dans une espèce d’enchevêtrement, une biographie d’Allais, à partir de l’œuvre même d’Allais, souvent autobiographique — même s’il est le plus souvent très difficile de faire la part des choses entre le faux et le vrai chez ce représentant du nonsense français —, et à partir de témoignages de gens qui le connaissaient et le fréquentaient. C’est là que le bât blesse. Si tel jugement de Jules Renard sur son confrère humoriste peut être très éclairant, la multiplicité des récits et des appréciations d’Untel et d’Untel et d’Untel encore sur Allais a souvent pour effet d’égarer le lecteur. Ou, pour dire les choses autrement, ce qu’on nous propose ici est un travail de journaliste, et non un travail d’historien. Par exemple, faut-il consacrer des dizaines de pages à la question de savoir si Allais s’est suicidé quand la conclusion proposée est — si l’on comprend bien — qu’il s’est laissé mourir ? Évidemment, on pourra soutenir qu’il n’est pas mauvais que, jusqu’au bout, Allais garde son insaisissable mystère, mais Allais lui-même reste la preuve vivante que, dans certains cas, il vaut mieux faire court.


FAL


Jean-Pierre Delaune, On ne badine avec l’humour d’Allais — Alphonse Allais par lui-même, Omnibus, janvier 2016, 21€


[1] Pour être honnête, signalons que nous n’avons jamais vu, à l’oral du CAPES, un seul candidat choisir Allais quand on lui donnait le choix entre un texte d’Allais et un texte de n’importe quel autre écrivain, — et alors même que le texte d’Allais était proposé dans l’édition très respectablement « universitaire », avec notes et commentaires, parue chez GF ! Mais on sait bien que le CAPES n’a jamais vraiment été à l’avant-garde des études littéraires.

[2] Selon certains, ces deux vers sont simplement attribués à Hugo et auraient été en fait composés par son contemporain le poète genevois Marc Monnier.

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