Le chant des morts de Reverdy & Picasso

Il y a toujours une interrogation qui vient s’infiltrer dans le dessein initial : et si ? Oui, pourquoi réserver à une élite de bibliophiles argentés une œuvre d’art en sachant pertinemment qu’elle ne sera donc vue que par un très petit nombre, la rendant quasi clandestine aux yeux du monde ; quand les bienfaits du progrès – qui ne sont pas toujours, reconnaissons-le, en dehors de la médecine, d’un grand intérêt – vont faciliter la diffusion, l’appropriation par un large public d’une œuvre maîtresse sans la contraindre ni la modifier. Certes, la taille est réduite mais les proportions demeurent et la vision d’un bel objet compense la frustration, plus grave encore, qui consisterait à ne rien faire et donc priver une large audience des ressources d’une nouvelle écriture…

Car ici il ne s’agit en rien d’illustrer ni d’accompagner et encore moins de porter ou mettre en valeur, d’un rapport de l’un face ou avec l’autre, il s’agit ici de lire dans son ensemble cette chose produite de la fusion de la parole et des images obtenue sur les pages de ce recueil par un poète et par un peintre.

 

Gallimard a veillé au strict respect des espaces et de la lisibilité du texte manuscrit, une vigilance sans laquelle l’écho, l’exact reflet de cette dynamique révolutionnaire n’aurait rien donné à l’ouverture du livre. Action complice entre artistes, cette alliance poésie/peinture s’est fortifiée depuis Mallarmé donnant naissance à moult chefs-d’œuvre, dont celui-ci, volume qui dès l’abord provoque un saisissement par l’impact de son dévidement linéaire et des balafres sanglantes qui le scandent.
Ce n’est pas un livre illustré, mais un manuscrit enluminé par Picasso
, précisa Reverdy à François Chapon, un soir d’automne 1955. Voilà le vilain mot chassé vers d’autres plages mercantiles où l’éditeur joue à brouiller le propos par association quand il ne s’agit que de faire l’amour, comme disait Kijno qui s’emportait en noire colère si vous aviez l’indélicatesse de prononcer le mot d’illustration en sa présence.

D’ailleurs, en peintre investi de son dessein premier qui est de donner à voir du beau, du rêve, de l’amour – même lorsque le sujet est mortel, comme ses tableaux en hommage aux victimes des guerres – Kijno militait pour l’accès à tous, et notre livre peint n’a pu s’éditer qu’à l’expresse condition qu’un volume à taille réduite et surtout à prix modique soit proposé au grand public, geste noble de l’artiste – qui cède toute velléité d’enrichissement par le truchement des droits de représentation de l’œuvre – que j’ai complété par une mise en ligne de l’intégralité des planches du livre.

 


Rouges les deux interventions de Kijno et Picasso, touchés et émus par cet honneur les deux poètes qui virent ainsi se matérialiser une longue et mutuelle complicité en amitié ; et je me souviens des picotements, dans le salon de Saint-Germain-en-Laye, à la découverte des planches peintes par Lad : je peux donc imaginer sans risque de me tromper l'émotion qui aura saisi Pierre Reverdy quand Picasso lui montra le résultat de son intervention...

Chacun en son jardin voltairien pour mener à bien son expérience intime en la forgeant aussi dans le miroir de l’autre qui s’exprimera par les moyens appropriés à son art.

Reverdy s’approchant au plus près du peintre en écrivant, tel l’artisan, à la main ses planches à l’ampleur monumentale qui inspira ce rythme organique dont Picasso se saisit, choisissant la seule couleur qui convenait : cet unique rouge qui « achevait de lui conférer la vertu circulatoire du sang. Aucune référence descriptive du texte, mais le trait calque le frémissement de son essor. Le débit d’un fluide vital est assuré. La course à la mort ne peut réfléchir que la précipitation de la vie », rapporte François Chapon dans la préface.



Tout comme Kijno plus tard, Picasso laissa son pinceau lithographique s’insinuer à travers les vides interlinéaires, scellant à la blancheur des marges un renfort de formes arrondies, sorte de massif rouge fait de signes et d’élancements qui confirment la présence distincte d’une parole qui vient ponctuer  le propos. Une première que ces balises jaillies du néant pour venir s’agripper en cascade sur la digue des mots révolus.

Un miracle harmonieux voit alors le jour dans la magie d’un tout orchestré par le désir de repousser au-delà des représentations acquises le défi de la matière en célébrant l’épure.

 

François Xavier

 

Pierre Reverdy & Pablo Picasso, Le chant des morts, préface de François Chapon, postface d’Étienne-Alain Hubert, Poésie/Gallimard n°519, novembre 2016, 160 p. – 9,90 euros

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