Verlaine Unchained

Le catalogue de l’exposition « Verlaine emprisonné » qui s’ouvre dans quelques jours à Paris est un « beau livre », au vrai sens du terme. Écoutez sa chanson bien douce — et bien dure parfois.


L’un des événements les plus « médiatiques » de l’histoire de la littérature française est incontestablement le coup de pistolet tiré contre Rimbaud par Verlaine à Bruxelles le 10 juillet 1873, mais c’est aussi, fatalement, l’un des plus mal connus, tant on veut y voir des choses qui n’y sont pas forcément.


On imagine d’abord la police belge débarquant juste après ce coup de feu. Or il n’en est rien. La chambre de Rimbaud et de Verlaine est située au premier étage, mais le degré d’alcoolémie des clients du bar de l’hôtel, au rez-de-chaussée, est tel que personne n’entend l’explosion. Les deux hommes se rendent à l’hôpital ; Rimbaud s’y fait panser ; Madame Verlaine mère, qui se trouve être là, préside plus ou moins à leur réconciliation et l’affaire pourrait être très vite oubliée. Mais les vapeurs de l’alcool ne sont pas totalement dissipées : le ton monte à nouveau entre les deux hommes. Rimbaud claque la porte. Verlaine le poursuit dans la rue pistolet au poing et c’est alors, alors seulement, que Rimbaud, avisant un représentant de la force publique, réclame sa protection et que ce qui n’était jusqu’alors qu’une dispute d’ivrognes — si poètes fussent-ils — entre dans les annales.


L’autre inexactitude majeure relative à cette affaire est qu’on l’associe régulièrement à l’homosexualité de Verlaine et Rimbaud, alors même que celle-ci reste à démontrer. Sauf erreur, et quoi qu’ait pu en dire une de nos ministresses, il n’existe aucune preuve absolue permettant d’affirmer que Verlaine et Rimbaud aient été unis par autre chose que par la poésie, et, quand bien même leurs rapports auraient été aussi de nature sexuelle, il convient de classer cela dans la rubrique « expériences » plutôt que dans la rubrique « inclinations ». Le « dérèglement de tous les sens » prôné par Rimbaud pour découvrir l’inconnu, pour voir ce que l’homme a simplement cru voir, relève presque d’une attitude scientifique, d’une exploration raisonnée du champ des possibles. La fin de l’existence de l’un et de l’autre montre clairement qu’aucun des deux ne détestait la compagnie des femmes. Résume assez bien tout cela, dans son ambiguïté même, la réponse de Verlaine à un représentant de l’ordre qui lui demandait : « Êtes-vous sodomiste ? » « On dit sodomite », corrigea le poète. Réponse « à côté », donc aveu, diront certains. Mais c’est aussi, peut-être, le dédain suprême de l’artiste à l’égard d’un fonctionnaire incapable de traduire avec des mots la réalité dont il est censé rendre compte.


Cela dit, c’est pour homosexualité avec un mineur, bien plus que pour le coup de pistolet, que Verlaine fut condamné à deux ans de prison.


D’une certaine manière, et si l’on veut bien ne pas se demander si cette décision de justice était juste ou non, il faut remercier Messieurs les Juges d’avoir enfermé ainsi Verlaine. Car dans son enfermement, il chercha à s’évader, et il le fit par la religion, pensa-t-il, mais bien plus, en fait, par la poésie. De toute façon, n’est-ce pas la même chose ? « Le ciel est par-dessus le toit… », « Il pleure dans mon cœur… », « Dans l’herbe noire/Les Kobolds vont… » C’est pendant cette période carcérale, ou, plus largement, belge, que furent écrits par Verlaine certains de ses poèmes les plus célèbres, ceux qui hantent aujourd’hui encore les manuels scolaires et qui le méritent, puisque leur aspiration à la tranquillité va de pair avec une lutte intérieure quasi-constante, un suspense pesant sur chaque mot. Comme a pu l’écrire Jules Lemaître, « cet enfant a une musique dans l’âme ». Et l’âme d’un enfant n’est jamais simple.


Verlaine emprisonné est le nom d’une exposition qui vient d’avoir lieu à Bruxelles et qui se transporte à Paris au Musée des Lettres et des Manuscrits (pour la période du 8 février au 5 mai 2013). Elle a évidemment pour sujet toute la création poétique de Verlaine en Gaule Belgique, mais dépasse largement la période « cellulaire », puisque divers documents ont trait à la jeunesse du poète et à la situation de la poésie française avant et après lui.


Verlaine emprisonné est aussi le titre du luxueux ouvrage concocté par Jean-Pierre Guéno et Gérard Lhéritier (et publié chez Gallimard) qui sert de catalogue à cette exposition. L’iconographie y est splendide ; elle combine photographies, reproductions de tableaux, fac-similés de manuscrits. Ces derniers suffiraient à eux seuls à plonger le lecteur dans la contemplation : il ne s’agit pas de pleurnicher ici sur l’évolution que les ordinateurs ont imposée à la chose écrite, mais la manière dont Verlaine calligraphie ses poèmes fait planer sur le papier une espèce de transcendance qui écarte d’emblée le portrait du poète en joyeux drille. Pour s’appliquer autant, il faut avoir la foi.


Plus discutable est le texte de Jean-Pierre Guéno (connu entre autres pour ses recueils Paroles de… parus chez Librio) qui sert de lien entre tous ces documents. On ne négligera pas toutes les informations, riches et précises, qu’il apporte, mais on pourra critiquer sa forme. D’un bout à l’autre de ces deux-cent quarante pages, Jean-Pierre Guéno prend le parti de tutoyer Verlaine. Il s’en explique en disant qu’il a fait ce choix pour faire écho à la volonté de fraternité qui marque toute l’œuvre de celui-ci. Il ajoute même qu’il eût été inconcevable de le vouvoyer ! Mais la question est celle de l’emploi de la deuxième personne, et non celle du tutoiement ou du voussoiement. Pouvons-nous dire ici que nous n’avons jamais beaucoup apprécié ces orateurs qui s’adressent directement au défunt dans les discours d’enterrement ? Sous prétexte de continuer à le faire vivre, ils se l’accaparent et le coupent du reste de l’assistance. C’est dans une certaine mesure ce qui se passe ici : Verlaine est emprisonné dans le texte même qui est censé nous rapprocher de lui. Mais, comme nous l’avons dit, il y a tous ces documents qui l’entourent, et qui dépassent largement sa personne pour évoquer toute une période. Et de ce rapprochement naît finalement une dynamique salutaire et irrésistible. Mesdames et Messieurs, entrez dans ce catalogue : vous verrez comment Verlaine réussit à s’en évader.


FAL



Jean-Pierre Guéno & Gérard Lhéritier, Verlaine emprisonné, Gallimard/Musée des Lettres et Manuscrits, janvier 2013, 29 €


Verlaine emprisonné, l’exposition, se tiendra au Musée des Lettres et Manuscrits du 8 février au 5 mai 2013

1 commentaire

Merci monsieur Levy pour cet article remarquable, ainsi que pour la pertinence de vos remarques sur le caractère de la liaison entre Rimbaud et Verlaine. Beaucoup de mystères entourent en effet le personnage de Rimbaud, dont la relation avec Verlaine n'est pas le moindre. Il a aussi été dit, écrit et débattu que Rimbaud serait le père d’Isabelle Eberhardt… Nul ne le saura sans doute jamais, bien que la ressemblance entre Isabelle et Arthur soit frappante… Quant à l’expo, dès que je "monte" à Paris, j’y cours !