Avec "Les Patriarches" d'Anne Berest, entrons de plein-pied dans le reflet du monde

En ces temps de compétition littéraire où les devantures des kiosques sont la pâle copie des articles de la presse papier, il serait bon de désorienter un peu le regard des lecteurs, voire des jurés, pour que le projecteur illumine une jeune femme bourrée de talent qui nous offre un roman sociétal d'une grande valeur, tant littéraire qu'humaine. Ainsi, laissons Olivier Adam, Jérôme Ferrari, Mathias Énard et tous les autres récolter les fruits de leur labeur en sommes sonnantes et trébuchantes (ils vendront, quoi qu'il arrive) et mettons en avant Anne Berest, proposons-la pour le Goncourt, pas moins, tant son livre est magnifique, son style exemplaire, sa démarche méritante (combien de ces messieurs se sont empalés sur l'obstacle du second roman ?) après un premier essai prometteur (La Fille de son père, paru au Seuil en 2010). D'ailleurs, deux femmes seulement furent primées en quatorze ans, Paule Constant en 1998 et Marie Ndiaye en 2009, il suffit de la suprématie des mâles en terre littéraire, les écrivains de sexe féminin ont aussi du talent...

Bref, Les Patriarches est un roman qui envoûte, de prime abord, donc réussi si l'on s'amuse à penser qu'un roman est d'abord là pour vous divertir, vous prendre par la main et vous emmener dans une ronde infernale où les petites filles pensent encore à leur papa alors qu'elles devraient prendre un amant et chevaucher le dragon. Il en va ainsi de Denise, petite-fille d'un peintre espagnol célèbre, fille d'un acteur météore des années 1970, mort d'une overdose à l'époque où la drogue se consommait comme du jus d'orange. Toute ressemblance avec des personnages ayant existé serait pure coïncidence (sic)... Mais tout en continuant à subir les effets  d’Œdipe, Denise fait un fixe sur l'année 1985, un trou dans les mémoires de Père qu'il faut, coûte que coûte, combler. Cela tombe bien, un certain Gérard Rambert l'a bien connu, et surtout en 1985. Ni une ni deux, Denise monte à Paris, joue des influences pour se faire embaucher comme assistante auprès d'un photographe à particule qui va faire un tour de France des ronds-points, histoire d'avoir un petit pécule pour se payer un hôtel pas loin du bureau de Gérard, et pouvoir le passer à la question.

Comme rien ne se passe comme prévu, sinon où serait l'intérêt d'en écrire l'histoire, Denise devra affronter des démons bien plus violents qu'un dragon rencontré au bar de l'hôtel Nikko qui s'invite entre ses jambes. Brûlant sur l'autel de sa déraison tous les principes qu'elle aura mis tant d'années à ériger, elle s'évanouira comme son père à l'aune de son innocence bafouée.

Anne Berest revisite alors ces années translucides où LSD et cocaïne peuplaient des mondes artistiques en affaire avec le show-business et les caïds, nous parle peinture (André Masson, sans qui Pollock n'aurait pas été ce qu'il est ; Pascin, qui se laissait piller avec résignation) et musique (ah, cette Folie des Stranglers, chantée en français), et consacre la dernière partie de son livre à l'oeuvre de Lucien Engelmajer, dont on a dit beaucoup de mal après l'avoir mis sur un piédestal pour avoir imaginé une autre manière d'aider les jeunes à s'arracher aux griffes de la dépendance. Ce qui lui donne l'occasion d'évoquer le professeur Mirko Beljanski, l'un des pères de l'ARN (acide ribonucléique), autre victime de la doxa mafieuse des chefs de service (ah cette Faculté pétrie d'orgueil !) et des laboratoires, chassé de l'Institut Pasteur car il avait osé contrecarrer les plans juteux de certains qui voyaient déjà dans le Sida une manne d'or. Beljanski, croisé, jadis, en accompagnant un ami médecin, dans son garage transformé en laboratoire, continuant, seul contre tous, à mener ses expériences, et à démontrer que ses prédictions étaient les bonnes, que ses recherches auraient pu aboutir si l'on ne l'avait pas traité comme un paria...

Un roman essentiel à la mémoire de notre monde factice qui tourne trop vite, un roman d'une très belle écriture, légère et érudite, matinée de poésie et piquant le lecteur dans un halo de cruelle vérité. Un roman incontournable qui nous réconcilie avec l'humanité tout en nous rappelant que la candeur n'est pas une vertu, tout au plus le moyen de franchir le tain du miroir auquel nous sommes confrontés tous les jours. Allez donc voir derrière cette couverture, c'est du feu glacé qui dort et ne demande qu'à être réveillé...  

François Xavier

Anne Berest, Les Patriarches, Grasset, août 2012, 316 p. - 19,00 euros
Aucun commentaire pour ce contenu.