Rodica Draghincescu, la dernière pythie

Ouvrir un livre de Rodica Draghincescu est toujours une aventure palpitante, la découverte d’un monde parallèle construit sur les sons et les images, les reflets et le jeu de ses mots qui portent en eux tant d’autres choses. Ainsi la poésie n’est plus ce mystérieux dialecte, abscons, obscur pour certains, mais un arc-en-ciel qui se déploie sous nos yeux. Il embrasse le monde. Et détail amusant que ce destin qui n’existe pas, il s’avère que ma manie de lire plusieurs opus en même temps a conduit Brouillards de peines et de désirs de Georges Didi-Huberman (Minuit, 2023) à côtoyer ce recueil sur ma table…
Visions de brumes et du temps qui se précipite en averses, actives, mouvantes, véloces, passant comme un ouragan mais affectant tout autant le sujet (Je ne vois plus opaque / Traversièrement je pénètre) pour Henri Michaux ; ou bien, selon Roland Barthes qui appelle à une approche dialectique de l’émotion ; voire Bataille qui reconnaît dans l’expression sa maladresse, manière de dire qu’une main tendue – comme l’est toute main qui écrit, pour le poète, souligne GDH – se dirige maladroitement vers l’autre, dans le pathos de ce qu’elle désire, c’est-à-dire de ce qu’elle manque et qui lui apparaît, alors, comme l’impossible par excellence.
Impossible, oui, cette vie qui s’annonce, se dessine pour cette gamine qui ne sait pas encore qu’elle sera la poète roumaine de sa génération, célébrée bien au-delà de ses frontières, et pas seulement parce qu’elle adopta le français comme outil de travail mais bien par la seule force de son talent, de son style unique qui remet la poésie sur sa trace initiale : l’oralité. Qui n’a jamais entendu Rodica Draghincescu psalmodier ses vers ne connaît pas la félicité de la poésie. Petite sœur de Bernard Heidsieck qui inventa la poésie sonore, elle parvient à malaxer lettres et mots pour créer un univers en trois dimensions extraordinaire. Chose encore plus rare, elle sait redonner ce relief à ses écrits qui, dès la seconde phrase lue, recomposent la trame d’un récital intime en notre esprit conquis par tant de maîtrise. Alors on s’oublie, les yeux glissent sur les mots, la magie opère…
Des Carpates à l’Occident dénaturé d’aujourd’hui, ce livre pose en détails les tourments d’une âme en questionnement face à ce siphon qui nous aspire et dont, bizarrement, nous ne semblons pas comprendre les conséquences qui en résultent, trop abrutis par nos téléphones, les réseaux sociaux et désormais l’IA qui va parachever le travail de destruction que les bobos imbéciles nomment déconstruction en se pâmant comme des dindes huilées avant la mise au four… Adieu humanité spirituelle faîte d’amour et d’excellence : oui, il faut savoir dire non à la suite ! proclame Rodica Draghincescu, mais résister aujourd’hui fait de vous un complotiste. Un damné des enragés du progrès, quoi qu’il en coûte…
Adieu la langue, adieu les mots, adieu le sens ; or il demeure, non point un village gaulois qui s’insurge contre l’envahisseur, mais des poètes qui guerroient pour que l’idée d’une distance persiste entre l’homme et la femme, entre le bien et le mal, entre la liberté et l’oppression ; une idée du jeu, de la complémentarité (en lieu et place d'une égalité qui n'existe nulle part), de l’attente impossible, du défi candide, du plaisir assumé. Les bras tendus à hauteur d’épaule / à quatre pattes dans le situé du maintenant / telle la plaie précise d’un réveille-matin à minuit.
La voilà écorchée de parjures, sublime et volontaire, au bout du début désincarnée dans une carte postale mais ouvrant sa bouche, pensant avec sa salive – jamais une femme ne baissera la tête, ses mots, ses cris, doucement dans le vide, larmes déjantées, rapides, abruptement loin, abruptement près, mots flèches, fléchés, mêlés, broient patrie folle d’esprit.
Ô douce littérature, reprends-toi et sauve-nous de nous-mêmes…

François Xavier

Rodica Draghincescu, L’adversaire de soie et de cendres, Caractères, octobre 2019, 100 p.-, 15€

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