Dictionnaire amoureux des écrvains français d'aujourd'hui

TOUS LES MOULINS DE SON CŒUR

Cette encyclopédie vivante est un livre génial et remarquable, à un ou deux détails près. Ce que j'aime dans ce travail épique, érudit, consciencieux, rigoureux et ambitieux est l’empathie et la générosité dont témoigne l’auteur envers ses pairs. Et cette liberté de lecteur et d'acteur que Beigbeder prend avec chacun d’eux, un peu comme le ferait à ses heures un "grand frère" de lettres, copain de cour de récréation ou d'atelier créatif, est jubilatoire.
Dans ce travail soigné et méticuleux, des clans très élaborés et des notifications de classements distinguent les familles littéraires. L’idée des smileys est délicieuse, ludique et bienvenue. De la lettre A à la lettre Z, l’exercice rappelant la chanson de Birkin écrite par Gainsbourg ("Exercice en forme de Z"), des hiérarchies et des préférences sont établies : c’est humain. Ces hiérarchies sont toujours symptômes de nos désirs. Ou de nos faillites. Ou de nos manques. De nos prétentions ou de nos abstentions.
Ainsi, dans ce gros œuvre très littéraire, dans cette encyclopédie très charpentée, Beigbeder note et annote ses préférences, souligne les lacunes, se fait professeur de lettres et donne des conseils ou remet des bons points. Parfois, il assomme, (Karin Tuil, Annie Ernaux), quand d’autres fois, il encourage (David Foenkinos). C’est amusant. A mes yeux, ce dictionnaire ressemble à un rêve enfoui enfin réalisé. N’est-il pas celui qui, après quelques années de travail, a pu enfin voir le jour ?
L’exercice avec toutes ses recensions sommaires configurent une forme de nouvelle bibliothèque idéale, après celle de la bibliothèque de survie. Un guide Michelin de Beigbeder ? Non. Il me semble que c’est davantage une forme de livre-monde unique. Un livre original et alluré contenant les coups de foudre et les coups de griffe du critique littéraire en chef. Un livre fichu comme un Concept-store dans lequel on est quasi certain de retrouver les mêmes écrivains qu’affectionne Beigbeder depuis plus de 20 ans. Un livre composé des gens qui ont ses faveurs et qui, parce qu’ils ont su à un moment donné, l’impressionner, savent aussi – ou peuvent aussi - lui tenir tête. En tout cas, figurent ici tous ceux qui trouvent grâce à ses yeux. 
Ce Dictionnaire amoureux est donc un livre dans lequel on se sent bien, dans lequel on chemine au gré des pages que l’on tourne parfois par prises ponctuelles ou au hasard. L’assurance d’y faire une belle promenade littéraire est acquise. Mais parfois, lors de la promenade, on se demande pourquoi telle fleur sauvage ou tel épi des sables en est absent. Par ce revers de médaille, l’exercice trouve un peu sa limite par l’effet bottin mondain certain qu’il promeut. Car à se vouloir très subjectif, on peut aussi se montrer insuffisant. Ou injuste. Et je ne peux m’empêcher de pointer le manque d’objectivité de ce livre par les manques incroyables qu’il révèle.
D’ailleurs, comment se fait-il que ce trublion incroyable qui se revendique toujours féministe ne respecte même pas l’équité de traitement ? Pourquoi y a-t-il seulement 70 femmes écrivains citées pour 211 hommes ?
S’il s’avère évidement regrettable que des personnages comme Sollers ou Christian Bobin n’aient pu être nommés en raison de leur mort récente, comment ne pas s’étonner de l’absence d’Alizé Meurisse, le pendant féminin de Marin Defalvard, de celle de Michèle Lesbre, de Léonor de Récondo, de Véronique Olmi, de Gaëlle Josse, d’Irène Frain ? Et pour les hommes : quid de Christophe Paviot, de Martin Winckler, Vincent Message, Thomas B. Reverdy, Frédéric Boyer, Antoine Wauters, Aymeric Patricot, Richard Morgiève ?). Bien sûr, j’imagine volontiers qu’il eût été très improbable de parvenir à un parfait équilibre entre hommes et femmes (l’équité parfaite aurait été 141 x 2), d’autant qu’il est évidemment impossible de lire tous les livres, et tous les auteurs. Qu’on me laisse la responsabilité de ce constat, strictement personnel.
Car ce qui importe ici est la démonstration passionnante de l’intérêt de chaque œuvre suscitée chez Beigbeder et l’acuité redoutable dont il fait preuve pour convaincre ou circonscrire. Chaque fois, une phrase synthétique parfaite résume l’œuvre de la personne nommée. Un titre aussi. Hélène Cixous se voit ainsi résumée : La maréchale à médailles, Mathieu de Boisésson en esthète à fragmentation. Je n’ai jamais lu cela ailleurs !
Résultat des courses : le lecteur, par ces notices inspirées et inspirantes, est ainsi invité à relire les livres, ou à lire ceux qu’il n’a pas lus. Peut-être que Beigbeder, par sa verve et sa culture, lui aura permis d’enrichir son propre jugement.  Peut-être que ce soin apporté aux livres des autres saura susurrer à l’oreille de chaque lecteur lambda la  nécessité rigoureuse d’ouvrir un livre, nécessité puriste dont témoigne le travail entomologiste de Frédéric. Comme le rapportait justement Yann Moix sur Radio Classique dans Conversations chez Lapérouse – Moix, l’un des mieux croqués et notés avec Houellebecq, Carrère, Bellanger–, cet ouvrage contient un énorme paradoxe. Il est à la fois doux car il dit le bon côté des choses tout en se montrant intraitable, critique, et parfois virulent.
Bref, voici un livre important qui fera date et qu’importe l’impression élitiste qui s’en dégage. Il aurait pu y avoir un sous-titre : Les moulins de son cœur. C’est d’ailleurs par Michel Legrand que Beigbeder débute les lectures sentimentales qu’il dit actuellement sur la scène du théâtre Edouard VII. Ou comment parler d’amour, faire perdurer l’amour autrement qu’en lisant des livres ?

Laurence Biava

Frédéric Beigbeder, Dictionnaire amoureux des écrivains français d'aujourd'hui, dessins d'Alain Bouldouyre, coll. Dictionnaire amoureux, Plon, septembre 2023, 624 p.-, 29€

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