Le cœur de l’architecte

Pour moi, en architecture, il y a toujours eu deux Franck : le premier,  le plus grand, le père de l’architecture moderne, Franck Lloyd Wright (qui n’a pas imaginé que la fameuse maison sur la rivière, mais bien d’autres merveilles, surtout en bois d’ailleurs) ; puis Franck Gehry à qui on doit la Fondation LVMH, à Paris, mais surtout cet extraordinaire assemblage, à Bilbao, le musée Guggenheim, qui est à rapprocher d’un autre fameux inventeur, le père de Brasilia, Oscar Niemeyer. Tous les trois ayant dépassé les 90 ans, comme quoi voilà un métier qui conserve, et ce n’est pas ma mère, plus jeune architecte de France et septième femme promue – qui marche vers ses 92 printemps – qui me contredira…
Ainsi, après avoir savouré, lors du Festival de Cannes 1987, Le ventre de l’architecte, film surréaliste de Peter Greenaway, c’est au cœur même de l’artiste que ce roman historique s’attaque. Cœur s'entend plutôt pour l'âme, l'esprit, qui vont habiter ce voyage initiatique que Franck Gehry entreprend, comme toujours sur un coup de tête, une impulsion, une intuition : celle de vouloir comprendre, de pousser jusqu’au bout cette étincelle de lumière qui lui indique un chemin. Il faut dire qu’il y avait de quoi perdre un peu le sens de la mesure lorsque des représentants de Bilbao viennent vous voir pour vous solliciter dans un projet dément : réhabiliter une friche industrielle pour en faire… un musée d’art contemporain. Grand écart au pays de l’utopie ! Et c’est justement ce qui motive Franck Gehry.
Je retrouve dans son approche de l’art le discours que me tenait Kijno qui alla jusqu’à refuser, pour ses dernières expositions, les lieux convenus, et exigeait d’aller porter l’art ailleurs. S’entend chez les pauvres, les ouvriers, le peuple en un mot, et non les nantis de Saint-Germain-des-Près. C’est ainsi que l’on se retrouva à la MJC de Saint-Ouen pour une exposition spectaculaire qui lui redonna le sourire ; je me souviens de sa phrase lors du vernissage : il me rapportait les propos d’un plombier à la retraite qui lui confiait n’avoir rien compris mais avoir ressenti plein d’émotions !
Et Lad de rebondir en dénonçant ces bourgeois du XIXe siècle qui avaient kidnappé l’art, réservé à une élite (sic), comme l'art était quelque chose d'intellectuel ; non, l'art c'est avant tout du ressenti. Notre ami plombier n'avait rien compris face aux tableaux car il n'y avait rien à comprendre et tout à savourer, à aimer. C’est exactement ce que dénonçait Deane qui organisa, en 1857, à Manchester, une gigantesque exposition pour donner accès à un large public à des milliers d’œuvres d’art, allant jusqu’à parvenir à ce que la Couronne d’Angleterre prête ses collections, et la Reine vienne l’inaugurer. Fort de cette découverte,
Franck Gehry se conforta dans son idée folle de réinventer le musée, et ses mains libérées dessinèrent le plus hallucinant des musées.
C’est cette histoire magique qui nous est ici contée avec brio et perspicacité, Dominique Memmi comblant avec ravissement les blancs d’une fiction qui est bien trop extraordinaire pour ne pas être vraie…

François Xavier

Dominique Memmi, Manchester Dream, Éditions Marie Romaine, mars 2024, 152 p.-, 15€

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