Marquet, le voyageur méditerranéen

La grande photo accrochée dès l’entrée de l’exposition est un repère révélateur. Derrière les lunettes rondes, au-dessous d’un vaste front, brillent deux yeux à la fois malicieux et chaleureux. Le reste du visage est barré par une moustache que le temps blanchira. Albert Marquet pose sur la vie un regard sans détour, indulgent certes, mais vrai et direct. Il considère les êtres et les lieux avec une exactitude d’appréciation qui se manifeste au long de sa carrière de peintre. Pas d’attitudes outrancières, que beaucoup prennent pour de la force de caractère alors qu’elles ne sont qu’exagérations mal contrôlées selon ce qu’en pensait Platon. Marcelle, son épouse, dira qu’il n’aimait ni parler de lui ni les mondanités. Son style est d’une régularité qui n’exclue pas les renouveaux de conception et les hardiesses de création. Peu disert, presque timide, il va à ce qui pour lui est l’essentiel.
Dans ses voyages, c’est bien le spectacle qu’il observe qui est restitué. Marquet, insiste Maïthé Vallès-Bled, commissaire de l’exposition qui connaît bien et l’homme et l’œuvre, « ne perd jamais de vue le réel ». Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas un poète qui use de la couleur et des formes pour fixer ses contemplations. Et si la douceur des lignes et des tons sont la base de son écriture esthétique, elle n’exclut ni la fermeté ni l’assurance. Selon Georges Besson avec qui il sera très proche, Marquet est un « provocateur de turbulence ».

Elément premier de son travail, l’accompagnant depuis sa naissance à Bordeaux, l’eau. Un leitmotiv qui traverse sa carrière. Quand elle est vue d’une fenêtre ou d’une terrasse d’où sa composition gagne en hauteur et en persuasion, elle acquiert alors une ampleur nouvelle qui ordonne le reste, les ports comme les côtes, l’activité humaine et maritime que se déploie, à Naples, à Alger, à Venise, sur le Danube. Pendant de longues années, Marquet arpente les bords de la Méditerranée. Une mer qui n’est pas l’océan de son enfance, rappelle Maïthé Vallès-Bled, et donc offre pour lui des sensations inconnues.  

 

Ces pages et les quelques 80 tableaux réunis au musée Paul Valéry nous font donc voyager d’une rive à l’autre de la Méditerranée, allant du nord avec Marseille au sud avec La Goulette, de l’ouest avec Algésiras à l’est avec Galatz, les points cardinaux de ce périple. Les tableaux sont des cartes vivantes que Marquet poste à chacune de ses escales. Celle de Sète marque à cet égard un ancrage décisif. Il abandonne Manguin avec lequel il voyage pour séjourner dans la ville où naquit Jean Vilar et où l’eau est partout présente, « de l’eau à droite et à gauche, de tous les côtés.
Marquet ne pouvait pas s’en délivrer » relate sa femme. De sa chambre du Grand Hôtel, il domine les carrés d’eau qui traversent la ville. Datée de 1924, sa toile Sète, le Canal de Beaucaire se présente comme un long enchainement de maisons, de quais, de ponts, d’entrepôts au terme d’une coulée bleue, foncée au début puis de plus en plus claire à la fin, jusqu’à se confondre avec le ciel. Pilotée par lui, « la mer, la mer, toujours recommencée » devient[dv1]  une vaste respiration.

 

Fait notable, sauf rare exception comme sur la toile intitulée Le Port de Bougie par temps gris où c’est l’horizon seul qui clôt l’espace, Marquet prend le soin de fermer les perspectives par des montagnes, une digue, une rade, des maisons, comme pour nous rendre familière l’étendue marine, mais sans doute davantage pour que lui, témoin attentif, il en repère les infimes variations, la diversité, les irisations que le pinceau souligne parfois en brèves vagues de couleurs toutes ondulantes (Le Bassin devant la Chambre de Commerce, à Alger en 1927/1930). Revenir sur le sujet n’est jamais pour lui un problème à résoudre, c’est un choix assumé puisqu’il sait que sa manière, sensible aux lieux, liée aux conditions extérieures, n’est jamais identique.
« Cet œil extrêmement réceptif auquel n’échappe aucune nuance prend possession du motif avec une décision merveilleuse. Il élimine les détails, souligne les grands rythmes directeurs, pose le déroulement des plans successifs. C’est le peintre le moins troublé - je ne dis pas le moins ému – qui soit » notait le critique Claude Roger-Marx dans la Gazette des Beaux-Arts de janvier 1939.

 

Marquet a le goût des couleurs douces, certes, elles sont au demeurant assez solidement exprimées pour que tout soit en place. Héritage peut-être de sa période fauve, quand avec Matisse, Derain, Dufy, Friesz, Vlaminck il exposait au Salon d’Automne, de 1904 à 1906. Le tableau Vue d’Agay, les roches rouges, qui ouvre la visite, le confirme. Mais il a changé de cap, il navigue désormais en suivant une autre ligne. La structure des choses, que ce soit les escaliers à Venise, les bâtiments de la douane sur le port d’Alger, les quais d’embarquement, les coques des navires, ce sont les couleurs qui la composent, la synthétisent, la rendent cohérente et définitive. De la palette resserrée, des camaïeux de verts, de bleus, de gris, son talent retire le maximum, à la façon des jardiniers japonais qui taillent sans fin les bonzaïs afin qu’ils se développent au mieux absolu. Le pont transbordeur qui s’affine au fond du port de Marseille rappelle aussi que Marquet est sensible à la modernité. Les petits personnages dont les ombres se profilent et leur assurent le mouvement, servent d’échelle et redisent qu’il est là, au bon moment, que son imagination ne commande pas.

Avec Marquet, rien n’est en excès, tout demeure en plénitude. Certains le maintiennent dans une espèce de retrait, ne lui concèdent qu’une seconde place. Entre Cézanne dont il a en tête les leçons et Monet dont il s’éloigne avec plaisir, Marquet est maître à bord, il déborde les jugements sommaires, il laisse un sillage résolument personnel. La preuve, on ne le confond avec personne d’autre.

 

Dominique Vergnon  

Sophie Krebs, Itzhak Goldberg et al., Marquet, la Méditerranée d’une rive à l’autre, 245 illustrations, 290 x 240, éditions midi-pyrénéennes-musée Paul Valéry, juin 2019, 254 p- 37 euros

www.museepaulvalery-sete.fr; jusqu’au 3 novembre 2019      

 

  

 

 

 

  

 

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