Alain Frontier et ses géniteurs

Le corps de la fiction d’Alain Frontier est double : il est façonné par celui du père (corps lui-même double) et celui du fils qui s’en  nourrit. Il se vit d’une certaine manière dans son ombre. Mais en sort enfin. Il n’a même pas besoin d’un lit de camp pour sa sieste et peut traîner là où il s’agit de récupérer des traces. Dont - en dehors de documents plus anonymes - celles que la mère Odette a gardées : correspondance (elle recopia les lettres pour sa belle-mère lorsque son fils Gaston était en prison en Allemagne au début de la guerre avant de participer à son occupation quelques années plus tard), son propre journal. On pourrait croire que les échanges scripturaux montrent les êtres dans leur profondeur. De fait ils ne restent qu’à la surface, font de leur vie une fiction afin de protéger ce qui ne peut se dire au nom de l’amour et de la fidélité en attente du temps où « la contrainte des sexes sera enfin abolie». La mère reste en grande banlieue le père rejoint ses « amis » que son mariage avait – un temps – éloignés. Moyen en renouant avec eux de sortir des perspectives grisâtres, des mouvements de spleen.

 

Frontier dédouane son père. Ne le citant pas directement il le fait parler : « Jamais je n’ai désiré une femme charnellement (égoïstement, bestialement) comme certains la désirent, pour moi l’amour perd sa noblesse dès que le désir intervient» aurait-il pu dire. Le « pu » est important. C’est une manière de noyer le poisson en faisant l’impasse où il frétille le plus.  Du père demeure le spectre. Et son autoportrait par procuration reste un appel. Frontier le confisque tout en mettant en abyme le voyeurisme en une sorte d’auto-ironie amère et grave.  La mémoire frissonne sous le joug tout de même des « sacrifiés » : la mère et le fils qui n’ont pas eu la liberté du père. Ce dernier – dans la complicité muette de son épouse -  a sauvé les apparences et s’est construit un théâtre au détriment des acteurs de premier plan et au profit des figurants. Quand le mari revient dans le foyer « il prend la chambre du haut » note la mère. Et quand elle est morte Frontier a osé casser le secret en sortant la matière presque informe d’une immense insomnie.  L’œuvre est à ce titre un cérémonial délétère, mystérieux, fascinant. Le corps est là et il échappe. Il est difficile parfois de ne pas penser à la mort. Pourtant Eros prend de subtiles poses aporiques pour éviter l’abominable abîme qu’il faut toujours combler.

 

A ce point l’art est sacrificiel. Il est aussi sacré. C’est un acte pieux pour la mère et  son désert. Il n’y aura plus d’accroc dans sa soierie. Et si les cérémonies demeurées secrètes de Gaston le père rappellent celles de Patrice Chéreau, la mère ne sera plus une Reine Margot.  Certes  un ogre malaxa sa terre pure et  y planta sa tente. Mais très vite il ne parada plus devant la grotte. Qui devint antre à  prières. De l’ogre elle ne redoutera plus le tonnerre. Toutefois la pudeur est extrême. Frontier le dynamiteur reste à la hauteur du secret et de sa douleur. Donnant la parole aux « autres » il garde sa langue mais la module par leurs styles. C’est habile. Poétique même. Et puissant. Cela ressemble parfois à son vertige qui reste jumeau de la nuit. La littérature de Frontier trouve des couleurs nocturnes au nom de la mère qui ne sera jamais une louve  lascive.  Elle ne montera pas l’escalier qui mène à la chambre du haut où le corps de Gaston vogue lentement dans le clair-obscur.  Mais ici le présent se déduit plus du passé. La montée engendre un recueillement pas une attente.

 

Jean-Paul Gavard-Perret


Alain Frontier, Le Compromis, Sitaudis, Vallauris, 2014.


1 commentaire

Un beau livre, en effet. Je serais mal placé pour dire le contraire puisque :

remue.net : Le Compromis d'Alain Frontier