Ernest Pignon-Ernest ou la mémoire du monde, par André Velter

Il demeure une triste vérité : plus personne n’a de mémoire, que ce soit les élèves qui sont incapables de retenir leurs leçons, ou les adultes de se souvenir de leur Histoire, voire de simples faits marquants qui devraient, parfois, les inciter, ne serait-ce qu’à voter autrement ; mais non, la nature humaine, désormais esclave du monde digital, est devenue un fromage blanc dans lequel tout se vaut, tout se noie, tout est pareil. Fort heureusement demeurent les artistes pour nous réveiller et nous rappeler l’essentiel : parmi eux, une vigie qui se dresse contre l’oubli, Ernest Pignon-Ernest. Il veille à ce que les pans de notre mémoire ne s’estompent pas : par le dessin fouille, quête, déchiffre, retrouve et libère la trace enfouie de ces témoins d’un temps jadis que l’amnésie rampante de notre société contemporaine a tôt fait de faire disparaître…



"Avant que la transformation des lieux en campus ne provoque une amnésie collective, j’ai tenté d’y réinscrire par l’image le souvenir singulier d’hommes et de femmes, célèbres ou inconnus, qui y ont été torturés ou exécutés. Dans différents couloirs, cellules, cours, je me suis efforcé d’inscrire leur visage, leur corps, d’y introduire le signe de l’humain."

(à propos de l’exposition dans la prison Saint-Paul à Lyon, en 2013)



Pour dire cet essentiel, l’artiste dresse ses immenses portraits dans des lieux insolites, du plateau d’Albion (1966) à Certaldo, de Charleville Mézières (Rimbaud) à Nice (pour dénoncer le jumelage avec Le Cap à l’époque de l’apartheid) ou Alger, des églises (la célèbre série Extases à la chapelle Saint-Charles d’Avignon) aux villes de Palestine (lors d’un hommage à Mahmoud Darwich), des rues de Naples à la prison Saint-Paul à Lyon (avant son démantèlement) jusqu’à son dernier coup d’éclat : Louise Lame, en 2013, à Paris, pour célébrer la liberté et l’amour !

Une liberté des sens et des convenances, un amour sans frein et qui s’exprime scandaleusement (calquant son inspiration sur le livre de Desnos, condamné en 1927, La liberté ou l’amour !), dévoilé un petit matin d’octobre sous les arcades de la rue de Rivoli. L’impérieux et brûlant fantasme du poète se trouva matérialisé par l’interprétation que fit Ernest Pignon-Ernest de l’un des premiers vers du livre, s’appropriant l’espace en renversant la perspective : hissée sur les épaules de l’homme, nue, elle s’élève vers sa félicité affirmée, plaquant ses intimes ténébreuses cuisses sur le visage de celui qui ne pensait qu’à l’embrassement de sa vulve…

 

Mais les passants l’ont-ils bien regardé, à défaut de l’avoir vu ?

Chacun désormais s’abstenant de poser son regard le temps nécessaire, noyé par le tsunami incessant d’images déversées sous nos yeux à longueur de temps. Or, pour titiller l’envie de ce regard saturé, le dessin est le seul choix pour lier la main à l’esprit, et s’affranchir des chronologies et des hiérarchies de l’art.
"En dessinant, précise André Velter dans son introduction, pour Ernest Pignon-Ernest il ne s’agit pas tant de représenter que de rendre présent."Un acte libertaire qui pourrait être perçu comme une effraction dans la bonne marche du monde, mais alors une intervention salutaire à savoir dérégler l’ordonnancement sociétal pour saisir et interpeller, imposer ces actes oubliés et réhabiliter leur mémoire aux yeux de tous.

 

À ainsi exposer hors les murs vous pourriez être tenté de classer Ernest Pignon-Ernest dans la catégorie des artistes du street art, voire de lui assigner le rôle de précurseur, or, l’artiste s’en défend : s’il prend la rue comme matériau il n’en demeure pas moins que ce n’est pas un endroit pour exposer, seule nécessité fit loi. Et cet espace commun alors troublé par l’intervention d’un corps étranger devient alors, non pas la plus grande galerie du monde, mais bien sujet d’exposition.



Donner à voir surtout, comme ce fut le cas avec Cadres et cadrages (Martigues 1982 – Nice 2004) lorsque Ernest Pignon-Ernest se concentra sur l’existant en nous indiquant là où il fallait regarder, posant simplement un cadre autour de. Une exposition au grand air, sorte de ready-made à l’envers, qui n’a pas caché son côté facétieux et l’attrait de la polémique. Après avoir répertorié une gamme de signes plastiques (affiches lacérées, graffiti, taches, coulées, etc.) il estampilla le tout musée et, à s’y méprendre, le public avait devant lui un panorama de l’art contemporain. Certains rirent jaune, monsieur Pinault*, si tu nous lis…

 

Par le dessin, et donc cette finesse de trait, la main d’Ernest Pignon-Ernest distille en filigrane les destins invisibles de tous ceux qui demeurent tapis dans la maille du papier, les pigments d’encre pour faire de toutes ces histoires disparates l’Histoire commune. À force de persévérance (jusqu’à cinquante esquisses pour un dessin), l’artiste parvient à mettre à nu cette empreinte universelle qui procure le sentiment de la présence réelle du modèle, si justement décrit par Gérard Mordillat dans le catalogue de la dernière exposition (galerie Lelong, Paris, mars 2014), comme si les visionnaires des premiers siècles ressentaient la présence du ressuscité ou de son ombre…

 

Cette magnifique monographie, superbement illustrée et servie par la plume poétique d’André Velter est la pièce essentielle sur l’échiquier du Temps pour que ne disparaissent pas les petits accrocs qui font le patchwork de notre Histoire.

 

François Xavier

 

* François Pinault, l’infâme spéculateur du marché de l’art contemporain, prend le public pour un imbécile à longueur de temps en lui faisant acheter des merdes à des prix hallucinants, se gardant bien d’en avoir chez lui, préférant les tableaux de maître de la Renaissance.

 

André Velter, Ernest Pignon-Ernest, 500 illustrations, 225x300, Gallimard, mars 2014, 360 p. – sous étui illustré, 50,00 €

1 commentaire

yessss ! On ne peut qu'applaudir au tir de bazooka final sur  Pinault, un de ces escrocs de haut vol (c'est le cas de le dire) qui ont transformé l'art en pur objet spéculatif.   Ces spéculateurs sans morale, aidés par le snobisme élitiste (et intéressé) d'une bonne partie de la critique artistique, sont directement responsables de la transformation récente  du  concept de modernité  en course inepte au "jamais fait jusqu'ici".  Du genre : "Ouah! c'est le premier artiste à avoir accroché un homard gonflable géant au plafond de la galerie des glaces!!", si vous voyez à qui je fais allusion.
 Pendant ce temps,  malgré son indéniable talent, E.P.E. est obligé d'exposer dans la rue, car les cimaises des galeries prestigieuses sont pleines d'"oeuvres" absconses et névrotiques dont les vrais gens ne voudraient même pas pour décorer leur local poubelles. Cherchez l'erreur.