Sonia Kacem et l’outre-voir : la recherche de l’exprimable pur



L'imaginaire de Sonia Kacem suggère l'apparition d'un temps qui n'en est plus un. Plus qu'une éternité, il s'agit, désormais, d'une béance, d'une vacance. Ce qui  a eu lieu n'a sans doute jamais existé, ce qui devrait avoir lieu n'arrivera sans doute pas. La dissolution progressive de l'image et l'indiscernabilité qu'elle provoque dans ces architectures de décombres  ouvrent à une architecture d'un temps coupé de la temporalité, et, en conséquence, privé de repère. L'image dans les installations de la Genevoise ne possède plus comme corrélat, le pathétique. L'ivresse du pathos est en reflux. Les représentations sensorielles, les charges affectives sont là afin de suggérer  un impensable et ce que Blanchot nomme dans « Le livre à venir » "l'impouvoir de la pensée". Cet impouvoir ne peut se dire. C'est pourquoi reprenant le langage là où Beckett l'avait laissé la jeune Genevoise le transforme en matière visuelle elle-même faite plus de matière (argile, textile, poussière, objet) que d'  « image ».


A travers la mise en œuvre de son imaginaire elle revient à un des grands problèmes qui hantent l'art d'aujourd'hui : la dépossession. Chez Sonia Kacem surgit  une suspension du monde. Le visible est affecté d'un trouble de la vue qui renvoie au trouble de la pensée. La poussière "scénarisée" en quelque sorte en sa danse folle lorsque les pas ou les courants d'air la soulèvent  renforce ce trouble, vaporise l'image pour en assurer un au-delà ou un en-deçà.  Cette floculation n'est plus un voile, mais un dévoilement. Le spectateur des installations de l'artiste devient voyant de quelque chose d'impensable, il est confronté à monde qui n'en est plus un. Là où, généralement, l'Imaginaire affirme la toute puissance d'une pensée par la mise en route d'une virtualité d'un monde en devenir, la création affiche l'incapacité d’une telle levée. Ce que Beckett avait mis en branle avec ses personnages dépossédés  d'eux-mêmes ( dans  ...que nuages..., et Nacht und Traüme)  prend donc une dimension nouvelle puisque l'être lui-même a disparu avec le décor (dont ne demeure que des restes).  


A la limite de l'évanescence, le visiteur est soumis à une théâtralité délétère d'un cérémonial hallucinatoire et dérisoire. L'imaginaire trouve la possibilité de faire émerger non une simple image au sens pictural du terme mais à une interrogation fondamentale sur l'art et l'existence. L'œuvre de la Genevoise tente de mettre en scène ce que Beckett souhaitait : l'image la plus forte à savoir l'image de rien et de personne, celle qu'il cherchait depuis sa lectures de Schopenhauer et l’appel de celui-ci à "la suppression et l'anéantissement du monde". Se méfiant de la verticalité et la platitude-reflet de la peinture l'artiste expérimenté d'autres voies à l'essence même de disparition. L'art doit jouxter cette dernière afin de lui donner corps par effet de formes et de matières. Néanmoins la négation que l'artiste expérimente n'exprime plus rien de négatif mais dégage simplement l'exprimable pur. Une telle œuvre –e n dépit de la jeunesse de sa créatrice - est capable de suggérer la mise en abyme du réel.


L'artiste tente d'atteindre une forme de disparition. Surgit à travers elle moins un aveuglement qu'un outre-voir. Sonia Kacem a déjà la conviction que les images doivent être autre chose que la possession carnassière des apparences, autre chose que cette mimesis en laquelle, depuis la Renaissance italienne, elles se sont selon  fourvoyées et dont le prétendu "réalisme" représente la forme la plus détestable. "Qu'ils ne viennent plus nous emmerder avec ces histoires d'objectivité et de choses vues" écrivait Beckett à ce sujet. Et la Genevoise pourrait faire sienne cette formule du " Monde et le Pantalon". L'ébranlement du regard réclamé à cette très vieille chose qu'est l'Art ne peut passer que par là.  Sonia Kacem appartient ainsi à l'ordre des artistes (comme Armleder) de l'empêchement. La monstration de la Genevoise n'adhère plus aux apparences du monde, les matières ne recouvrent plus par effet de motif. Elles proposent des absences de rapports entre ce qu'on prend pour le réel et l'art. Sonia Kacem écarte donc toute tendance réaliste. Dans l'extinction qu'elle veut signifier,  formes et matières ne sont là que pour la signifier. Tout son travail  "de représentation" baigne dans cette problématique où les signes  sont recyclés en une sorte de  musique du silence et de l'effacement selon une approche dont Beckett en ses courts-circuits fut l'investigateur.


Jean-Paul Gavard-Perret

 

Expositions de Sonia Kacem : en 2014 : THENnow, Miart, Milan et Mamco Genève. En 2013 : Petra, Gregor Staiger, Zurich (solo), Jump Cut, La Rada, Locarno, Material Conceptualism, Aanant & Zoo, Berlin, Dramaticule, T293, Rome (solo), Art of Living (i.e. Goodbye, Blue Monday), Chez Valentin, Paris, Thérèse, Palais de l’Athenée, Salle Crosnier, Genève (solo)

 

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