Le "Pillow Book" de Yakuso Masumara

Avec "Tatouage" Yasuko Masumara poussa à l'extrême son exploration de la femme et sa collaboration avec son égérie Ayako Wakao. De la première, le réalisateur précise : "la femme est l'être le plus humain. L'homme est complètement dépourvu de liberté, il est obligé à penser à l'honneur et à la vérité. C'est un animal qui ne vit que pour la femme. Il n'y a plus inintéressant qu'un homme viril". Bref pour le cinéaste , "la femme est l'homme même". Mais, à cette vision sinon idyllique du moins féministe répond ce que l'artiste pense au même moment de Ayako Wakao l'actrice égérie avec lequel il partage une relation qui sent le soufre qui incarne dans "Tatouage" l'idéal féminin. Voici comme Masumara en parle " c'est une femme très égoïste et calculatrice. Je crois avoir su utiliser son égoïsme et sa vitalité. Ce n'est pas une femme pure et elle le sait bien. Elle a exploité le côté vil de la femme de manière positive. Plus maintenant parce qu'elle joue "la star" et renonce à sa vraie nature".

 

Certes ce film n'est pas sans ambiguïté quant à sa problématique féminin-masculin.  Parce qu'on lui empêche de vivre sa passion, une jeune fille quitte la maison familiale et se réfugie chez un "ami" qui la vend au maquereau d'une maison de geishas. Avant Greenaway Masumara introduit la problématique du tatouage et de l'image dans (sur) l'image au sein d'un fantastique dramatique tout sauf inoffensive. Il fait glisser le cinéma vers un autre écran, une autre surface au moment où dans son film  un artiste de passage et fasciné par la beauté d'une telle femme décide de lui tatouer une araignée sur le dos. C'est une révélation pour la jeune femme comme si, soudain, l'empreinte qui marquait le corps féminin le révélait et poussait Otsuya à se venger.

 

Mais comme toujours chez lui de l'esthétique à l'éthique renversée le pas est vite franchi. Le réalisateur atteint  un épique noir et spécifiquement cinématographique qui ne correspond pas (à l'inverse de son maître Mizogushi) à ce que Barthes définit comme le “ filmique ”. Pour l'auteur de "Tatouage",  l'image cinématographique est trop superficielle par rapport à l'image telle qu'elle se déploie dans la littérature en particulier dans celle de Tanizaki. Il s'inspire d'ailleurs d'une de ses nouvelles (Le tatouage) pour son film et il précisait à son propos dans "Les Cahiers du Cinéma" en 1968 : "c'est pourquoi le cinéma a recours au montage". Et revendiquant un "cinéma choc comme le Cabinet du Docteur Caligari", il ajoutait "le grand spectacle à l'Américaine et déjà une chose démodée. Il faut maintenant trouver ou plutôt retourner au vrai spectacle au sens propre".  Et dans son œuvre, le mâle se réduit à un détail souvent abject, à un résidu de la matière du monde.

 

En une narration quasi picaresque où le corps tatoué de la femme est promené à travers toutes sortes de situations, le cinéma est un spectacle : costumes et peaux sont aussi importants que la psychologie du personnage. La peau parce qu'elle est tatouée et comme empesé est là pour dire que rien ne peut vivre. Le rituel, constitutif que créée l'héroïne revêt chez le réalisateur la forme absolue d’un formalisme volontaire, d’un culte de la beauté pour la beauté, bref d’un “ décoratif ” hérité d’une aristocratie de cour et transmis par les femmes, jusque chez les geishas et les prostituées, qui en sont les dernières représentantes dans le monde actuel.

 

C’est à elles qu'un tel film est consacré afin de créer un manifeste contre l’oppression d'une virilité vidée de son contenu. "Tatouage" devient une satire sociale féroce, amère, sans la moindre concession. Derrière les sursauts d'affect, l'homme reste un loup pour l'homme. Tout est cru, violent et le cinéaste nippon n'a jamais été autant au mieux de sa forme en sa violence iconographique et iconoclaste. Tout y passe : la société japonaise, les bons sentiments et le cinéma lui-même. De plus, une nouvelle fois, le personnage qui pourrait et semble incarner la justice humaine devient le pire de tous les êtres qui défilent et qui, peu à peu, dans une ronde symbolique, perdent leurs différenciations.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

 

 

 

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