Diderot, un grand critique d’art

Son nom est associé à l’Encyclopédie, immanquablement, ce qui sous-entend une immense érudition dont il est à juste titre crédité. Il possède en lui, et jusqu’à quel haut degré, l’esprit des Lumières. On a souvent évoqué les deux faces de cet homme, « un Diderot moral, un Diderot cynique », « l’un officiel, l’autre clandestin comme dans Le Neveu ». Sa vaste culture l’assure d’avoir un jugement esthétique avisé et nuancé et ses critiques ont contribué à former d’autres grands critiques comme Baudelaire. Diderot, qui répond ainsi à la demande de son ami Grimm, a visité les Salons, entre 1759 et 1781, rendant compte dans ses écrits de ce qu’il voit, perçoit et ressent, avec une qualité de style incomparable et une grande liberté de ton. Lire ses textes, qui paraissaient dans les journaux sous forme de brochures, est un plaisir continuel et une source d’enseignement renouvelée.

 

Dans les Salons de 1761 et 1763, par exemple, les peintres et les sculpteurs défilent tour à tour, des plus connus aux plus oubliés, de Chardin, Boucher, Nattier, Van Loo, Greuze, Falconet, Pajou à Guérin, Juliart, Voiriot, Valade. Diderot est ouvert à ce qui est la modernité d’alors. « Modernes envieux de vos contemporains, jusques à quand vous acharnerez-vous à les rabaisser par vos éternelles comparaisons avec les Anciens ? ». Pour lui, l’éloge peut et doit être entendu par celui qui est vivant, car une fois mort, à quoi cela lui servira-t-il ? Il a fait sienne cette vérité qui veut qu’« autant d’hommes, autant de jugements ».

 

Diderot (1713-1784) a voyagé en Europe - Bruxelles, Dresde, Düsseldorf - et il se rend à Saint-Pétersbourg, invité par Catherine II. Partout il se familiarise, par un contact direct avec les tableaux, ce qu’il apprécie, avec d’autres œuvres d’art et complète si on peut dire, sa formation esthétique en tant que critique d’art. Il décrit et surtout raconte les tableaux avec autant de simplicité que d’éloquence, n’hésitant pas à éliminer en trois mots ce qui ne lui plaît pas, comme l’Espérance qui nourrit l’Amour, de Doyen, qui lui semble « médiocre ». Ailleurs, il note qu’il est « bien fâché que ces morceaux de peinture qui ont la fraîcheur et l’éclat des fleurs soient condamnés à se faner aussi vite qu’elles ». Il s’applique à chercher les raisons et les causes « de l’acte créateur», il aime la vérité des choses plutôt que les artifices. Les artistes ont selon lui un rôle social à jouer et « la peinture est l’art d’aller à l’âme par l’entremise des yeux. Si l’effet s’arrête aux yeux, le peintre n’a fait que la moindre partie du chemin ». La grâce en peinture allie « ces idées de délicatesse, d’honnêteté et d’innocence » qu’il ne sent pas chez Boucher, (qui manquerait, à ses dires, d’inventivité, ne possédant pas en somme la « magie », un mot que Diderot affectionne), mais repère chez Greuze. « Rendre la vertu aimable et le vice odieux, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau ».

 

On serait étonné de lire combien Diderot, considéré comme un libertin, reste sensible à la morale. Le tableau de Greuze (1725-1805) intitulé La piété filiale lui plaît d’abord parce qu’il s’agit d’une « peinture morale », non parce qu’elle serait une manière de sanctifier les actes de l’existence mais parce qu’elle en restitue dans son déroulement les valeurs essentielles. Autour du vieillard paralytique qui est au centre de la composition comme il l’est à celui de l’affection familiale, ses enfants et sa descendance s’occupent tous de le soulager, de lui témoigner des attentions, de le distraire de ses souffrances. Il analyse chaque détail et leur donne une portée exemplaire. Il note enfin que l’artiste est radicalement différent dans ses façons de peindre quand son pinceau est guidé « par la tendresse ou l’intérêt ». Ce tableau renvoie à cet autre, L’Accordée de village, huile sur toile de 1761, qui rencontra un grand succès au Salon de cette même année, précisément parce qu’il revêtait une signification morale évidente. La construction des deux œuvres est voisine, et il est intéressant de comparer la mise en place des personnages se rassemblant en une sorte de pyramide vivante, celle qu’ils forment autour des deux patriarches. Ce dernier tableau ouvre les pages de ce livre et donne le ton à ce goût de Diderot qui les réunit.

 

L’artiste que Diderot a particulièrement traité est Chardin, le grand magicien comme il l’appelait. A nouveau, le salonnier aime la vérité qui transparaît chez l’artiste, cette harmonie qui semble « surnaturelle », qui « serpente imperceptiblement dans sa composition, toute sous chaque partie de sa toile, c’est comme les théologiens disent de l’esprit, sensible dans le tout et secret en chaque point ». Chez Chardin, « ce vase de porcelaine est de la porcelaine, ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger ; cette bigarade, l’ouvrir et la presser, ce verre de vin, et le boire ; ces fruits, et les peler ; ce pâté, et y mettre le couteau ».  

 

Le lecteur trouve dans ce livre un chapitre très intéressant consacré aux rapports de Diderot avec la sculpture, mise en retrait par ceux qu’il a eus en priorité avec la peinture et qui certes dominent son travail. Ses commentaires varient d’un Salon à l’autre, en fonction des œuvres exposées. Il évoque en raison de son importance fondatrice d’une œuvre, la nécessité de l’idée et sa mise en valeur, permettant la juste compréhension de la scène. La sculpture, « qui ne souffre ni le bouffon ni le burlesque ni le plaisant, rarement même le comique ; le marbre ne rit pas », illustre au mieux ce grand goût auquel Diderot est tellement sensible. Les quelques noms le plus souvent repris sont ceux d’artistes qui ont atteint un niveau supérieur de perfection dans l’expression de cette « grande idée », Pigalle, Houdon ou encore Falconet.  

Le lectorat de Diderot était « distingué et influent ». En ne donnant pas au terme le sens qu’il a pris de nos jours, ses « abonnés » se situaient dans la sphère la plus élevée de la société, « au sommet du gotha », rois, reines et princes, des lecteurs célèbres comme Goethe, des lectrices presque couronnées conquises par l’éclat de ses avis comme Caroline de Hesse Darmstadt, artiste et collectionneuse. On mesure qu’elle a été l’influence ultérieure de Diderot, notamment dans le cadre des acquisitions du Louvre.    

Ce livre très bien illustré accompagne l’exposition consacrée à ce pionnier de la critique d’art. Il aborde les thèmes cardinaux du sujet, la question de la vérité et de la poésie en peinture, la magie de l’art, comment la sculpture s’inscrit dans l’espace. Les sélections de textes montrent à quel point le philosophe possédait un savoir esthétique affiné. Diderot avait voulu écrire lui-même l’article correspondant à Beau dans l’Encyclopédie! Il a réussi « son adresse à la postérité ».  

 

Dominique Vergnon   

 

Michel Hilaire, Sylvie Wuhrmann, Olivier Zeder, Le Goût de Diderot, Greuze, Chardin, Falconet, David…, Hazan, 24x30 cm, 400 pages, 200 illustrations, 40 €

 

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