Françoise Poos avec Les années amères donne des images de l’Amérique profonde

En observant lentement ces photos, ce sont Les Raisins de la colère que l’on ouvre page à page. Les mots de Steinbeck frappe la mémoire comme ces vues le regard. Les mots et les images se rejoignent de même que sur le sol américain se conjugue à tous les modes une adversité dont les visages sont multiples, pour ainsi dire ordinaires quand ce sont ceux de l’errance, du déracinement, de la survie dans un ailleurs hostile ou indifférent: vent, sécheresse, chemineau, poussière des chemins sans fin, travaux dans les champs, figures épuisées, exploitation et expropriation, le jeune qui espère encore et l’adulte qui n’y croît plus, les valises au bord de la route, la police qui intervient, les devoirs faits sous la tente. En d’autres termes, chaque mot et chaque vue pour dire l’inverse, cette force individuelle qui anime de l’intérieur une force collective, concentrée, accumulée. Elle signifie lutte, non-résignation, solidarité face à l’absence et au vide, beaucoup d’amour pour peser contre l’indifférence, la dignité comme moyen de résistance. Comme chez l’écrivain, dans ces hommes et ces femmes aux traits nobles et tirés, on a l’impression de voir l’oncle John et Rosasham, de rencontrer Tom Joad et Jim Casy, de parler à Ruthie et Winfield, de bavarder avec Grand Pa, les acteurs de la tragique narration. La photo a le privilège de saisir l’instant où les yeux, la bouche, les mains, disent ensemble ce que l’oreille n’a pas encore perçu et que la pellicule perçoit et immortalise.


En 1962, Edward Steichen présente au Museum of Modern Art de New York sa dernière exposition. Elle est intitulée « The Bitter Years ». Comme peuvent l’être parfois les fruits, elles sont amères, ces années-là. « Je constate qu’un tiers des habitants de ce pays sont mal logés, mal vêtus, mal nourris », déclare le 20 mars 1937 Franklin D. Roosevelt lors du discours inaugural de son second mandat. Parmi les photographies retenues par le directeur du MoMa, nombreuses sont celles d’une femme qui emploie son appareil comme d’autres une plume pour signer un manifeste. C’est elle que l’on voit au début de ce livre, assise sur le toit de sa voiture, quelque part en Californie, en 1934. Elle illustre les drames de la grande dépression comme personne. Elle magnifie cette ruralité qui est le chant sans voix de la terre qui n’a pas de ressources à offrir. Son nom est Dorothea Lange. 84 de ses clichés figureront à l’exposition. Toujours poignants, attendrissants parfois, déclinant toutes les nuances des émotions et des silences que l’indigence provoque. Un objectif qui détoure avec puissance la banalité et lui donne la majesté du destin assumé. A ses côtés, d’autres grands maîtres, Arthur Rothstein, John Vachon, Jack Delano, Carl Mydans. Ils suivent ces périples d’une misère qui squatte ce qui lui reste à conquérir, l’espace vide. La société qu’ils montrent et fixent dans son quotidien n’a pour survivre qu’un bien qui ne se monnaye pas, la liberté. Le parcours est immense, comme la beauté. De l’Alabama et l’enfant du métayer au Texas et le cueilleur de petits pois, de San Francisco et l’anonyme qui fait la queue devant une soupe populaire à l’enfant de Caroline du Sud qui nous dévisage, ils suivent ces migrants que l’administration comptabilise. Chacune de ses vies découpées en noir et blanc semble une étape soudain figée du rêve américain.


Edward Steichen, qui était né à Bivange en 1879, parti enfant avec ses parents émigrés aux Etats-Unis, revient en quelque sorte chez lui, au Luxembourg. Il est accueilli par le biais de la présentation de cette exposition historique dans un lieu qui précisément marque lui aussi la puissance désormais révoquée de l’industrie sidérurgique locale. La friche de Dudelange est maintenant un site nouveau, restauré, reconquis sur l’oubli et la probable destruction, dorénavant cadre idéal pour présenter « ces documents humains ». On pense alors en entrant dans le château d’eau à la fresque de Steinbeck. Devant ces photographies, on mesure combien « les choix individuels influencent peu les événements. L’humanité suit un parcours écrit à l’avance par des forces qui la dépassent ».


Le magnifique album qui est publié à l’occasion de cette reconversion du site sous l’égide du Centre national de l’audiovisuel du Luxembourg équivaut à un témoignage rendu à cette aventure extraordinaire. Le projet lancé en 1935 par la Farm Security Administration prend une portée nouvelle. La collection retrouve sa dimension épique. Les textes qui accompagnent ces photographies racontent le travail passionné de Steichen, lui-même photographe, véritable chef d’orchestre de la manifestation de New York. Il est le metteur en scène invisible de cet hommage.


Dominique Vergnon


Françoise Poos, Les années amères, 229 photographies, 30,5x24 cm, Thames & Hudson, octobre 2012, 288 pages, 50 euros.

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