Dom Robert tisse les saisons

                   

Ces tapisseries sont deux fois éloquentes ! Elles imposent à la vue, comme elles imposeraient à l’oreille si elles pouvaient les transformer en sons, les beautés discrètes de la nature, celles auxquelles on n’accorde pas assez d’attention, ou alors un bref regard. Des chants d’oiseaux, le bruissement des herbes agitées par le vent, des bêlements, des hennissements, peut-être la rumeur à peine audible, parce qu’elle est peu visible, de la croissance végétale poussée par la sève. Voir équivaut à entendre. Plein chant et pleins champs, deux fois ces hymnes de louanges que dom Robert célèbre et invoque, son cœur se joignant au chœur des frères qui psalmodient dans le silence du cloître. Ce créateur sous son habit de moine qui de loin ne le distingue pas des autres et le rend ordinaire est cependant un homme extraordinaire. Les pressentant en lui à appels égaux, il a acquiescé à deux vocations, le désir de prière et l’attrait de l’esthétique, la contemplation et l’action. Là encore, deux religions qui engagent ses élans, l’une en direction de la foi, l’autre en direction de l’art. Mais il semble bien que chez lui, l’unité se soit faite sans faille intime, comme si elles se soutenaient l’une l’autre et se fortifiait l’une l’autre. « C’est par circonstance que j’ai fait de la tapisserie, c’est par un appel que je suis entré au monastère ». Une photo de 1960 montre dom Robert dans sa cellule-atelier en train de dessiner. Il porte l’habit des Bénédictins. Crâne chauve, un pinceau à la main, le regard vif et bon. Sur la table, des feuilles de papier sur lesquelles il a peint diverses esquisses de motifs floraux.

 

Dom Robert (1907-1997) montre une « beauté d’avant l’homme », quand l’univers se construit encore dans l’aube du paradis. De la force, de la vivacité, un trait appuyé et des tons délicats pour l’aquarelle, pas d’affectation, pas de préciosité, nulle naïveté non plus dans ce travail qui se déploie à la mesure même de son modèle, c'est-à-dire sans limite définitive, sans division entre les plantes et les bêtes. Mais une authentique joie, la sérénité venue du lien avec la nature, sûrement aussi une certitude intérieure assurée par la foi. Liberté est laissée aux règnes animal et végétal, pour un hymne à la création. Un mot se détache dans ce livre, celui de liturgie. A nouveau, double portée des sens, d’une part la liturgie des offices que suivent les moines de l’abbaye d’En Calcat, d’autre part le cérémonial que l’un d’entre eux, précisément dom Robert, célèbre quotidiennement avec ses pinceaux.

 

Les tapisseries présentées dans cet ouvrage sont regroupées sous le nom de saisons. Parce que l’artiste pour chacune d’elles s’est appliqué à trouver les couleurs les plus justes afin de leur donner cette vérité des épanouissements au moment de l’été, ce poids des attentes quand arrive Novembre, cette énergie du renouveau quand Mai s’annonce. Dans chacune, « le lyrisme et la rigueur » sont équilibrés, ce qui permet à l’œil de saisir d’un coup l’ensemble et d’identifier le détail qui est en la clé. Le lecteur comme celui qui voit ses tapisseries est invité à une promenade bucolique, à écouter les bruits et à marcher en compagnie des paons, des chèvres, des canards, à s’asseoir sous les feuilles d’un tulipier de Virginie, à respirer les senteurs des ombelles et du pissenlit. Dans la grande tapisserie intitulée L’Ecole buissonnière, des papillons volètent parmi les coquelicots, les chardons, les camomilles.

 

Le fonds dom Robert compte environ deux mille dessins, tous pris en direct sur le seul sujet - en dehors des thèmes monastiques - qui l’ait vraiment intéressé, la nature dans sa plus large acception, qui comprend les arbres, les insectes, les fermes, la campagne, les oiseaux, rarement un animal étrange dans son bestiaire comme l’antilope, exceptionnellement l’être humain, ceux du Magnificat (1945). Emplissant jusqu’à saturation l’espace, sa signature est toujours reconnaissable. Il écrit en 1969, à propos de Plein champ : «…ça saute, ça danse, ça pète le feu, c’est tout ébouriffé… ». Il est « innocemment figuratif », et pourtant il est vivement intéressé par les abstractions de Paul Klee, Vassily Kandinsky, Joan Miró. Sa signature est reconnaissable, elle est devant le motif une espèce de fidélité bondissante et lumineuse. Il est à la jonction de la tradition médiévale et de l’appel de la modernité. Sur les conseils de Jean Lurçat, dom Robert est devenu un cartonnier célèbre, unique en son genre.

 

Richement illustré par une cinquantaine d’œuvres, ce livre retrace les principales étapes de la vie de ce moine-artiste et surtout celles de son travail, depuis les croquis jusqu’à la tombée de métier, c'est-à-dire le moment fatidique où la tapisserie, terminée, est retournée et suspendue devant son auteur et les lissiers. Le musée Dom Robert et de la tapisserie du 20e siècle" sera ouvert l’an prochain à l'Abbaye-école de Sorèze dans le Tarn.

 

Dominique Vergnon

 

François Boespflug, Thierry Portevin, Sophie Guérin Gasc, Les Saisons de dom Robert, tapisseries, Hazan, 25x30 cm, 200 pages, 200 illustrations, octobre 2014, 35 euros.     

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1 commentaire

extraordinaire ouvrage, en effet, en miroir de l'extraordinaire oeuvre de dom Robert malheureusement fort peu connu par le grand public ; fasse que ce livre - et ce très bel article - répare cette "injustice"...